J’ai rencontré Le bateleur en la personne de Benoît.
C’était en 1980 en Gréce j’ai croisé ce jeune belge dans un petit village crétois : Pitsidia.
Il parlait et écrivait onze langues dont le grec moderne et ancien.
C’était un sang bleu, issu d’une vieille noblesse rigide, cupide, égoïste selon ses dires.
Benoît était un garçon un peu plus âgé que moi, il avait déjà pas mal roulé sa bosse, parti très jeune de chez lui, il avait acquis la maturité des voyageurs sans peur et sans reproche.
Nous sommes rapidement devenus des amis, nos curiosités se confondaient.
Un ami m’a dit un jour que c’est au volume du sac d’un voyageur que l’on pouvait savoir de qui il s’agissait : le sac de Benoît était une énorme valise remplie de livres.
Je me moquais souvent de son fardeau en lui disant qu’il transportait toute la science du monde et pas un seul slip digne de ce nom.
Un jour, alors que nous travaillions ensemble dans une usine de conditionnement de concombres, il me dit :
– Tu ne voudrais pas partir en Turquie?
Certes, Benoît connaissait bien ce pays, en parlait bien-sûr la langue, c’était un gars en qui j’avais toute confiance ; mais nous n’avions pas dix drachmes à tous les deux !
Je lui ai souri en tapant sur mes poches usées et vides.
– Ouais , mais je t’expliquerai…
Le soir même au Kafénéon de Pitsidia, il m’a raconté avoir rencontré un pasteur Allemand, qui faisait une forte déprime et avait dit à Benoît qu’il aimerait l’accompagner en Turquie et nous offrir le voyage à tous les trois.
– ça ne se fait pas ! ai-je répondu en descendant d’un trait mon Raki.
J’ai rencontré notre nouvel ami pasteur, je lui ai dit que ça me gênait d’accepter son offre…
– Je comprends m’a t’il répondu en regardant ses genoux fixement.
J’ai continué la discussion en disant que de toutes les façons il ne pouvait être question que d’une avance…
– Bien-sûr, je comprends…
Pour lui prouver mon honnêteté, je lui ai proposé un gage (pensant à ma montre)
-Tu as un pantalon en velours ?
J’étais surpris par sa requête mais bon…
– Je vais le laver d’abord ( je n’avais que deux pantalons).
-Non, non, tu me le donneras plus tard, je n’en n’ai pas besoin.
– Je comprends, mais je voyais surtout un homme abattu, malheureux, seul.
Nous voilà partis tous les trois vers la Turquie par voie de mer en passant par Rhodes.
Arrivé à destination quelques jours plus tard : Fétiye, joli port au sud de la Turquie.
Benoît avait oublié de me prévenir que ce pays subissait alors une féroce dictature.
Nous fûmes accueillis dans une famille que connaissait Benoît, j’ai découvert l’hospitalité turque, on nous recevait comme des princes.
Cependant, la situation était terrible, c’était une famille de pêcheurs qui ne pouvait plus vivre de son activité depuis l’instauration du couvre-feu à 21h par les militaires au pouvoir.
En effet dans cette région très chaude, le poisson était trop loin des côtes le jour, la pêche se faisait donc traditionnellement de nuit pour ces propriétaires de petits bateaux.
Plus de pêche depuis des mois, la famille était nombreuse et une fille professeur à l’université assurait seule la survie des siens.
J’avais beaucoup de mal à supporter ces injustices, cela me rendait malade, je ne pouvais rien avaler sans vomir aussitôt.
Un jour, Benoît me fit lever très tôt
– on part en ballade- me dit-il.
Nous avons beaucoup marché pour sortir de la ville, ensuite nous avons emprunté des chemins de montagne.
Un jeune homme est apparu au détour d’un sentier, Benoît s’est jeté dans ses bras pour le saluer; il s’agissait d’un jeune membre de notre famille d’accueil, il vivait à Ankara et était recherché par les militaires pour activités politiques subversives.
J’ai laissé Benoît et son ami discuter ensemble et je marchais seul derrière eux.
Après trois bonnes heures de marche, nous sommes arrivés dans un village de montagne désert, Benoît m’a expliqué que ce village habité par des Grecs avait été disputé par les turcs et les grecs durant de longues années ; puis un jour il devint définitivement turc, les villageois grecs avaient rapidement fui leurs maisons pour éviter un massacre.
Il régnait dans cet endroit une atmosphère étrange, on entrait dans les maisons aux portes ouvertes et l’on voyait encore les ustensiles de cuisine, les choses du quotidien, seulement vieillies mais restées là comme si on allait revenir bientôt.
Une sensation forte me prit, je n’avais pas peur mais je ressentais fortement la présence de ces gens modestes, éleveurs de chèvres, fabricants de fromages, etc.
A la sortie de ce village, nous sommes arrivés à un endroit où il y avait un panorama magnifique sur toute la vallée.
Je me suis assis là sur un rocher à contempler la nature, Benoît s’est approché de moi.
– ça va ?
– C’est dur ton pays, j’avais les larmes dans ma gorge.
Benoît me regardait avec une sincère compassion, gêné, il semblait avoir quelque chose d’important à me dire.
– Tu sais (en regardant son ami qui c’était un peu éloigné par courtoisie), s’ils le trouvent, ils le pendront parce-que c’est un intellectuel démocrate, c’est tout.
Que dire à cela,
– Je vais partir Benoît, je vais retourner en Grèce faire les cueillettes, je ne peux plus rester ici, je comprends que ton lien à cette famille te retienne ici malgré toutes ces horreurs, moi je me sens trop inutile.
Benoît se rapprocha tout près, je pouvais sentir son souffle,
-Tu as déjà eu des rapports avec des hommes? me demanda t’il,
Cette sensation qui m’envahissait depuis notre arrivée dans le village redoubla, une espèce de crise, une catharsis.
-Non jamais répondis-je timidement.
J’avais une forte envie de me jeter dans ses bras, oui j’aimais Benoît, je venais d’en prendre conscience, je l’aimais pour ce qu’il était ; homme, femme, peu importe.
Je n’ai rien fait trop apeuré par moi-même, redescendus en ville, je suis allé voir l’ami pasteur dans la chambre.
Je voulais à tout prix lui donner le pantalon promis, en le préparant, j’ai trouvé un billet de 100 francs plié dans une poche, le prix de la liberté pour moi.
Trois jours et deux nuits d’autobus avec un chauffeur qui dès qu’il s’était aperçu que je ne buvais ni ne mangeais jamais rien durant les arrêts me fit amener du thé bien chaud.
Un homme de coeur ce chauffeur, puis Istambul magnifique malgré la présence constante des militaires armés et chaussés de leurs longues bottes blanches.
Athènes, puis Héraklion, 12 heures de marche sous le soleil pour arriver à Pitsidia les pieds en sang et après trois semaines de jeûne forcé.
Le lendemain, 7 heures, je travaillais au déchargement d’un camion de tomates.
Iassus Benoît pour toujours, tu es mon bateleur.
Claude Sarfati