Stopper le monde.

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Voir Castaneda – Psychology Today (1972) – deuxième partie:

Est-ce que don Juan utilise régulièrement des drogues psychotropes pour stopper le monde ?

Non. Il peut maintenant le stopper à volonté. Il m’a dit qu’il était inutile pour moi d’essayer de voir sans l’aide des plantes psychotropes. Mais que si je me comportais comme un guerrier et en assumais la responsabilité, je n’en aurais pas besoin ; elles ne feraient qu’affaiblir mon corps.

Cela arrive un peu comme un choc pour beaucoup de vos admirateurs. Vous êtes un peu comme un saint patron de la révolution psychédélique.

Il est vrai que j’ai des partisans et ils ont d’étranges idées à mon propos. L’autre jour, je me suis rendu à une conférence que je donnais dans l’état de Californie, à Long Beach, et un type qui me connaissait m’a montré du doigt à une fille et a dit : « Hé, c’est Castaneda. » Elle ne l’a pas cru parce qu’elle avait dans l’idée que je devais être très mystique. Un ami a récolté quelques-unes des histoires qui circulent sur moi. Le consensus est que j’ai des pieds mystiques.

Des pieds mystiques ?

Oui, que je marche pieds nus comme Jésus et que je n’ai pas de cales aux pieds. Je suis supposé être défoncé la plupart du temps. Je me suis aussi suicidé et je suis mort dans différents endroits.

Une de mes classes d’université à presque péter les plombs quand j’ai commencé à leur parler de phénoménologie et d’appartenance, et d’explorer la perception et la socialisation. Ils voulaient qu’on leur dise de se relaxer et de débrancher leur esprit. Mais pour moi, il est important de comprendre.

Des rumeurs fleurissent au milieu d’un vide informatif. Nous savons quelque chose à propos de don Juan mais presque rien sur Castaneda.

C’est une partie délibérée de la vie du guerrier. Pour vous promener d’un monde à l’autre, vous devez rester discret. Plus vous êtes connu et identifié, plus votre liberté est réduite. Quand les gens ont des idées définitives à propos de qui vous êtes et comment vous allez agir, alors vous ne pouvez plus bouger. Une des toutes premières choses que don Juan m’a enseignée était que je devais effacer mon histoire personnelle. Si petit à petit vous créez un brouillard autour de vous, alors vous ne serez pas considéré comme allant de soi et vous aurez plus d’espace pour changer. C’est la raison pour laquelle j’évite les enregistrements vocaux quand je fais des conférences, et les photographies.

Peut-être que nous pouvons être personnel sans être historique. A présent vous minimisez l’importance de l’expérience psychédélique connectée à votre apprentissage. Et vous ne semblez pas vous baladez en faisant le genre de trucs que vous décrivez comme ce qu’un sorcier a en boutique. Quels sont les éléments des enseignements de don Juan qui sont importants pour vous ? Vous ont-ils changé ?

Pour moi, l’idée d’être un guerrier et un homme de connaissance, avec l’éventuel espoir d’être capable de stopper le monde et de voir, a été la plus adéquate. Elle m’a donné la paix et la confiance dans ma capacité à contrôler ma vie. A l’époque où j’ai rencontré don Juan, j’avais très peu de pouvoir personnel. Ma vie avait été très erratique. J’avais fait beaucoup de chemin depuis mon lieu de naissance au Brésil. De l’extérieur, j’étais agressif et impudent, mais à l’intérieur j’étais dans l’indécision et peu sure de moi. Je m’excusais tout le temps. Don Juan m’a une fois accusé d’être un enfant professionnel parce que j’étais plein d’apitoiement. Je me sentais comme une feuille dans le vent. Comme la plupart des intellectuels, j’avais le dos au mur. Je n’avais aucun endroit où aller. Je ne pouvais envisager aucune façon de vivre qui m’excite vraiment. Je pensais que tout ce que je pouvais faire était un ajustement mature à une vie d’ennui, ou bien trouver des formes plus complexes pour me divertir comme l’utilisation de psychédéliques, fumer de la marijuana et avoir des aventures sexuelles. Tout cela était exagéré par mon habitude à l’introspection. Je regardais toujours à l’intérieur et me parlais à moi-même. Mon dialogue intérieur s’arrêtait rarement. Don Juan a tourné mes yeux vers l’extérieur et m’a enseigné à accumuler du pouvoir personnel.

Je ne pense pas qu’il y ait aucune autre façon de vivre si on veut être exubérant.

Il semble vous avoir accroché avec le vieux truc du philosophe en agitant la mort devant vos yeux. J’ai été frappé par l’approche classique de don Juan. J’ai eu des échos sur les idées de Platon disant  qu’un philosophe doit étudier la mort avant de pouvoir acquérir un quelconque accès au véritable monde, et la définition de Martin Heidegger sur le fait qu’un homme doit se tenir en face de la mort.

Oui, mais l’approche de don Juan prend une étrange tournure parce qu’elle vient de la tradition de sorcellerie qui dit que la mort est une présence physique qui peut être ressentie et vue. Une des gloses de la sorcellerie est : la mort se tient sur ta gauche. La mort est un juge impartial qui vous dira la vérité et vous donnera de justes conseils. Après tout, la mort n’est pas pressée. Elle vous aura demain ou la semaine prochaine ou dans cinquante ans. Cela ne fait aucune différence pour elle. Au moment où vous vous souvenez que vous allez finalement mourir, vous êtes abattu par le côté droit.

Je pense que je n’ai pas encore rendu cette idée assez vivante. La glose – « la mort est sur ta gauche » – n’est pas un problème intellectuel en sorcellerie ; c’est une perception. Quand votre corps est correctement tourné vers le monde et que vous tournez vos yeux vers votre gauche, vous pouvez être le témoin d’un événement extraordinaire, voir la présence de la mort comme une ombre.

Dans la tradition existentialiste, les discussions concernant la responsabilité suivent habituellement les discussions sur la mort.

Alors don Juan est un bon existentialiste. Lorsqu’il n’y a aucun moyen de savoir si j’ai une minute de plus à vivre, je dois vivre comme si c’était mon dernier instant. Chaque acte est la dernière bataille du guerrier. Ainsi tout doit être fait impeccablement. Rien ne peut être laissé en suspend. Cette idée a été très libératrice pour moi. Je suis là à vous parler aujourd’hui, et peut-être ne retournerai-je jamais à Los Angeles. Mais cela n’a pas d’importance parce que j’ai pris soin de tout avant de venir.

Ce monde de mort et de décision est loin des utopies psychédéliques dans lesquelles la vision d’un temps infini détruit la qualité dramatique du choix.

Lorsque la mort se tient sur votre gauche, vous devez créer votre monde par une série de décisions. Il n’y a plus de grandes ou de petites décisions, seulement des décisions qui doivent être prises maintenant.

Et il n’y a pas de temps pour les doutes ou pour avoir du remords. Si je perds mon temps à regretter ce que j’ai fait hier, j’évite les décisions que j’ai besoin de prendre aujourd’hui.

Comment don Juan vous a t-il enseigné à être décisif ?

Il a parlé à mon corps avec ses actes. Mon ancienne manière était de tout laisser en suspend et de ne jamais rien décider. Pour moi, les décisions étaient quelque chose d’horrible. Cela semblait injuste qu’un homme sensible ait à décider. Un jour don Juan m’a demandé : « Pense-tu que toi et moi soyons égaux ? » J’étais un universitaire et un intellectuel, et il était un vieil Indien, mais j’étais condescendant et je lui ai dit : « Bien sûr que nous sommes égaux. » Il a dit : « Je ne pense pas que nous le soyons. Je suis un chasseur et un guerrier et tu es un macro. Je suis prêt à compresser ma vie à chaque instant. Ton monde faible d’indécisions et de tristesse n’est pas égal au mien. » Eh bien, je me suis senti très insulté, et je serais parti si nous n’étions pas au milieu d’une étendue sauvage. Alors je me suis assis et je suis resté prisonnier de mon ego. J’étais sur le point d’attendre jusqu’à ce qu’il se décide à rentrer. Après plusieurs heures, je vis que don Juan resterait pour toujours s’il le devait. Pourquoi pas ? Pour un homme sans affaires en suspend, cela est en son pouvoir. J’ai finalement réalisé que cet homme n’était pas comme mon père, qui aurait fait vingt bonnes résolutions de l’année et les aurait toutes annulées. Les décisions de don Juan étaient irrévocables tant que cela le concernait. Elles pouvaient seulement être annulées par d’autres décisions. Alors je me suis approché et l’ai touché,  il s’est levé et nous sommes rentrés. L’impact de cet acte fut immense. Cela me convainquit que le chemin du guerrier est une façon de vivre puissante et exubérante.

Ce n’est pas tant le contenu de la décision qui est important, mais plutôt l’acte d’être décisif.

C’est ce que don Juan voulait dire en parlant de faire un geste. Un geste est un acte délibéré qui est entrepris pour le pouvoir qui vient de l’acte de prendre une décision. Par exemple, si un guerrier trouve un serpent qui est engourdi et froid, il se pourrait bien qu’il lutte pour inventer une façon d’emporter le serpent vers un endroit chaud sans être mordu. Le guerrier fera ce geste juste pour s’amuser. Mais il le fera avec perfection.

Il semble y avoir beaucoup de parallèles entre la philosophie existentialiste et les enseignements de don Juan. Ce que vous avez dit à propos de la décision et du geste suggère que don Juan, comme Nietzsche ou Sartre, croit que la volonté est une faculté plus fondamentale chez l’homme que la raison.

Je pense que c’est exact. Laissez-moi parler pour moi-même. Ce que je veux faire, et peut-être que je peux l’accomplir, est de prendre le contrôle sur ma raison. Mon esprit a été sous contrôle toute ma vie, et il me tuerait plutôt que d’abandonner ce contrôle. A un moment de mon apprentissage, j’étais profondément déprimé. J’étais submergé de terreur, de morosité, et de pensées suicidaires. Alors don Juan m’a averti que c’était un des trucs de la raison pour garder le contrôle. Il a dit que ma raison faisait tout pour que mon corps sente que la vie n’avait aucun sens. Une fois que mon esprit eut guerroyé et perdu, la raison a commencé à assumer sa propre place en tant qu’outil du corps.

« Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », et il en est ainsi pour le reste du corps.

C’est le problème. Le corps a une volonté qui lui est propre, ou plutôt, la volonté est la voix du corps. C’est pourquoi don Juan mettait constamment ses enseignements sous une forme dramatique. Mon intellect pouvait facilement écarter son monde de sorcellerie comme un non sens. Mais mon corps était attiré par son monde et sa façon de vivre. Et une fois que le corps a pris le dessus, un nouveau règne plus sain a été établi.

Les techniques de don Juan pour traiter avec les rêves m’ont attiré car elles suggèrent la possibilité d’un contrôle volontaire sur les images rêvées. C’est comme s’il proposait d’établir un observatoire stable, permanent à l’intérieur de l’espace interne. Parlez-moi de l’entraînement de don Juan concernant le rêve.

Le truc dans rêver est de retenir les images du rêve suffisamment longtemps pour les regarder avec attention. Pour obtenir ce genre de contrôle, vous avez besoin de choisir quelque chose à l’avance et d’apprendre à le trouver dans vos rêves. Don Juan suggérait que j’utilise mes mains comme point de départ, et d’aller d’avant en arrière entre elles et les images. Après quelques mois, j’ai appris à trouver mes mains et à arrêter le rêve. J’étais si fasciné par cette technique que je pouvais à peine attendre d’aller me coucher.

Est-ce que stopper les images dans le rêve à quelque chose à voir avec stopper le monde ?

C’est similaire. Mais il y a des différences. Une fois que vous êtes capable de trouver vos mains à volonté, vous réalisez que c’est juste une technique. Ce que vous rechercher après ça, c’est le contrôle. Un homme de connaissance doit accumuler du pouvoir personnel. Mais ce n’est pas suffisant pour stopper le monde. Un certain abandon est également nécessaire. Vous devez faire taire la discussion qui a lieu à l’intérieur de votre esprit et vous abandonner au monde extérieur.

Parmi les nombreuses techniques que don Juan vous a enseignées pour stopper le monde, laquelle pratiquez-vous encore ?

Maintenant, ma discipline principale est de bouleverser mes routines. J’avais toujours été une personne très routinière. Je mangeais et dormais à heure fixe. En 1965, j’ai commencé à changer mes habitudes. J’écrivais durant les heures calmes de la nuit et dormais et mangeais quand j’en ressentais le besoin. Maintenant, j’ai démantelé tellement de façons habituelles d’agir, que je peux devenir imprévisible et surprenant même pour moi.

Votre discipline me rappelle l’histoire zen des deux disciples qui se vantent à propos de pouvoirs miraculeux. Un des disciples affirme que le fondateur de la secte à laquelle il appartient peut rester sur la berge d’une rivière et écrire le nom de Bouddha sur un morceau de papier tenu par son assistant qui est sur la berge opposée. Le second disciple réplique qu’un tel miracle n’est pas impressionnant. « Mon miracle, » dit-il, « c’est que lorsque j’ai faim je mange, et quand j’ai soif, je bois. »

C’est cet élément d’engagement dans le monde qui m’a gardé de suivre le chemin que don Juan me montrait. Il n’est pas nécessaire de transcender le monde. Tout ce dont nous avons besoin est juste en face de nous, si nous faisons attention. Si vous entrez dans un état de réalité non-ordinaire, comme cela arrive quand vous utilisez des plantes psychotropes, c’est seulement pour en retirer ce dont vous avez besoin afin de voir les signes miraculeux de la réalité ordinaire. Pour moi, cette façon de vivre – le chemin qui a du cœur – n’est pas une introspection ou une transcendance mystique mais la présence dans le monde. Ce monde est le champ de bataille du guerrier.

Le monde que vous et don Juan avez dessiné est plein de coyotes magiques, de corbeaux enchantés et de magnifiques sorcières. Il est facile de voir à quel point cela vous a donné envie de vous engager. Mais que dire à propos du monde d’une personne moderne vivant dans un environnement urbain ? Où est la magie ? Si nous pouvions tous vivre dans les montagnes, nous pourrions garder le merveilleux vivant. Mais comment cela est-il possible quand nous vivons juste à côté d’une autoroute ?

Une fois, j’ai posé la même question à don Juan. Nous étions dans un café à Yuma et j’ai suggéré que je pourrais être capable de stopper le monde et de voir si je pouvais venir vivre dans la nature avec lui. Il a regardé par la fenêtre les voitures passer, et a dit : « ça, dehors, c’est ton monde. » Je vis à Los Angeles maintenant et je trouve que je peux utiliser ce monde pour accommoder mes besoins. C’est un défi de vivre sans routines fixes dans un monde routinier. Mais c’est possible.

Le niveau sonore et la pression constante de la masse semblent détruire le silence et la solitude qui doivent être essentiels pour stopper le monde.

Pas du tout. En fait, le bruit peut être utilisé. Vous pouvez utiliser le bourdonnement de l’autoroute pour apprendre à écouter le monde extérieur. Lorsque nous stoppons le monde, le monde que nous stoppons est celui que nous maintenons habituellement par notre continuel dialogue intérieur. Une fois que vous êtes capable de stopper le babillage intérieur, vous cessez de maintenir votre ancien monde. La description s’effondre. C’est le moment où le changement de personnalité commence. Lorsque vous vous concentrez sur les sons, vous réalisez qu’il est difficile pour le mental de catégoriser tous les sons et, assez rapidement, vous cessez d’essayer. C’est cette perception inhabituelle qui nous garde de former des catégories et de penser. C’est si apaisant quand vous pouvez couper le dialogue, la catégorisation, et le jugement.

Le monde intérieur change mais que se passe t-il avec le monde extérieur ? Nous pouvons révolutionner la conscience individuelle mais ne pas toucher les structures sociales qui créent notre aliénation. Y a-t-il une place pour la réforme politique et sociale dans votre pensée ?

Je viens d’Amérique Latine où les intellectuels sont sans arrêt en train de parler de révolution politique et sociale, et où beaucoup de bombes ont été posées. Mais la révolution n’a pas changé grand-chose. Cela demande peu de courage pour faire exploser un immeuble, mais pour arrêter de fumer, ou pour cesser d’être anxieux, ou pour stopper le bavardage intérieur, vous devez vous reconstruire. C’est là que commence la véritable réforme. Il n’y a pas si longtemps, don Juan et moi étions à Tucson au moment du tremblement de terre. Un homme faisait une conférence sur l’écologie et sur les démons de la guerre du Vietnam. Il a fumé tout le temps de sa conférence. Don Juan a dit : « Je ne peux pas imaginer qu’il soit concerné par le corps des autres gens alors qu’il n’aime pas le sien. » Notre premier intérêt devrait être nous-même. Je peux aimer mes frères humains seulement quand je suis au sommet de ma vitalité et que je ne suis pas déprimé. Pour être dans cette condition, je dois garder mon corps en parfaire santé. Toute révolution devrait commencer ici, dans ce corps. Je peux altérer ma culture mais seulement depuis l’intérieur d’un corps impeccable, accordé à ce monde étrange. Pour moi, le véritable accomplissement est l’art d’être un guerrier, ce qui, comme le dit don Juan, est la seule façon d’équilibrer la terreur d’être un homme et la merveille d’être un homme.

Par Sam Keen

Publication : Décembre 1972

Copyright Psychology Today

Voir le Nagual

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Voir Castaneda – Psychology Today (1972) – première partie:

En suivant don Juan à travers vos trois livres, j’ai parfois eu l’impression qu’il était la création de Carlos Castaneda. Il est presque trop bien pour être vrai – un vieux sage indien dont la connaissance de la nature humaine est supérieure à presque tout le monde.

L’idée que j’ai inventée une personne comme don Juan est inconcevable. Il n’est pas vraiment le genre de personnalité que ma tradition intellectuelle européenne m’aurait conduit à inventer. La vérité est bien plus étrange. Je n’étais moi-même pas préparé à faire les changements dans ma vie que mon association avec don Juan impliquait.

Comment et où avez-vous rencontré don Juan et êtes-vous devenu son apprenti ?

Je finissais ma maîtrise à UCLA et je prévoyais de faire mon doctorat en anthropologie. Je voulais devenir professeur et pensais devoir commencer de la façon appropriée en publiant un petit article sur les plantes médicinales. Je n’aurais pas pu me soucier moins de trouver un zigoto comme don Juan. J’étais dans une station de bus en Arizona avec un ami universitaire. Il indiqua un vieil homme indien et dit qu’il connaissait beaucoup de choses sur les plantes médicinales et le peyotl. J’ai pris mes grands airs et me suis présenté à don Juan en disant : « Je sais que vous en savez beaucoup à propos du peyotl. Je suis un expert en peyotl (j’avais lu « Le Culte du Peyotl » de Weston La Barre) et ça pourrait être intéressant pour vous que nous déjeunions et discutions ensemble. » Eh bien, il m’a juste regardé et ma bravoure a flanché. Je suis resté complètement engourdi et sans voix. D’habitude j’étais très agressif et verbal, alors ce fut pour moi quelque chose d’extraordinaire d’être réduit au silence par un simple regard. Après cela, j’ai commencé à lui rendre visite et environ un an plus tard, il m’a dit qu’il avait décidé de me transmettre sa connaissance de la sorcellerie qu’il avait lui-même reçue de son maître.

Alors don Juan n’est pas un phénomène isolé. Y a-t-il une communauté de sorciers qui partage une connaissance secrète ?

Certainement. Je connais trois sorciers et sept apprentis, et ils sont beaucoup plus. Si vous lisez l’histoire de la Conquête espagnole du Mexique, vous verrez que les inquisiteurs catholiques ont essayé de supprimer la sorcellerie parce qu’ils considéraient qu’elle était l’œuvre du diable. Elle existait depuis des centaines d’années. La plupart des techniques que don Juan m’a enseignées sont très anciennes.

Certaines des techniques utilisées par les sorciers sont largement utilisées par d’autres groupes occultes. Des personnes utilisent souvent les rêves pour trouver des objets perdus, et ils font des voyages hors du corps durant leur sommeil. Mais lorsque vous racontez comment don Juan et son ami don Genaro font disparaître votre voiture en plein jour, je reste perplexe. Je sais qu’un hypnotiseur peut créer l’illusion de la présence ou de l’absence d’un objet. Pensez-vous avoir été hypnotisé ?

Peut-être, quelque chose comme ça. Mais, comme le dit don Juan, nous devons commencer par réaliser que le monde est beaucoup plus que ce qu’on veut bien reconnaître habituellement. Nos attentes normales à propos de la réalité sont créées par un consensus social. On nous enseigne comment voir et comprendre le monde. Le piège de la socialisation est de nous convaincre que la description à laquelle nous acquiesçons définit les limites du monde réel. Ce que nous appelons réalité est seulement une façon de voir le monde, une façon qui est supportée par un consensus social

Alors un sorcier, comme un hypnotiseur, crée un monde alternatif en construisant différentes attentes et en manipulant certains phénomènes pour produire un consensus social.

Exactement. J’en suis venu à comprendre la sorcellerie en termes de l’idée de gloses de Talcott Parson. Une glose est un système total de perception et de langage. Par exemple, cette pièce est une glose. Nous avons arrangé ensemble une série de perceptions isolées- le sol, le plafond, la fenêtre, les lumières, les tapis, etc. – pour fabriquer une totalité. Mais on doit nous apprendre à assembler le monde de cette façon. Un enfant reconnaît le monde avec quelques préconceptions jusqu’à ce qu’on lui apprenne à voir les choses d’une manière qui correspond aux descriptions auxquelles tout le monde acquiesce. Le monde est un accord. Le système de gloses semble être un peu comme marcher. Nous devons apprendre à marcher, mais une fois que nous avons appris, nous sommes sujets à la syntaxe du langage et au mode de perception qu’elle contient.

Donc la sorcellerie, comme l’art, enseigne un nouveau système de gloses. Quand, par exemple, Van Gogh s’est détaché de la tradition  artistique et a peint « La Nuit Etoilée », en fait il disait : voici une nouvelle façon de regarder les choses. Les étoiles sont vivantes et elles tournoient dans leur champ énergétique.

En partie. Mais il y a une différence. Habituellement, un artiste réarrange simplement les vieilles gloses qui sont propres à son appartenance sociale. L’appartenance consiste à être un expert quant aux insinuations significatives contenues au sein d’une culture. Par exemple, ma première appartenance, comme bon nombre d’hommes occidentaux éduqués, fut celle au monde intellectuel européen. Vous ne pouvez pas vous défaire de votre appartenance sans être introduit dans une autre. Vous pouvez seulement réarranger les gloses.

Est-ce que don Juan vous a resocialisé ou vous a désocialisé ? Vous a-t-il enseigné un nouveau système de significations ou seulement une méthode pour démembrer votre ancien système afin que vous puissiez voir le monde comme un enfant émerveillé ?

Don Juan et moi ne sommes pas d’accord à ce sujet. Je dis qu’il m’a fournit de nouvelles gloses et il dit qu’il m’a retiré mes gloses. En m’enseignant la sorcellerie, il m’a donné un nouvel ensemble de gloses, un nouveau langage et une nouvelle façon de voir le monde. Une fois, j’ai lu un peu de la linguistique philosophique de Ludwig Wittgenstein à don Juan, il a rie et a dit : « Ton ami Wittgenstein a trop serré la corde autour de son cou, et il ne peut plus aller nulle part. »

Wittgenstein est un des rares philosophes qui auraient compris don Juan. Sa notion qu’il existe beaucoup de jeux différents de langage – la science, la politique, la poésie, la religion, la métaphysique, chacun avec sa propre syntaxe et ses règles – lui aurait permis de comprendre la sorcellerie comme un système alternatif de perception et de signification.

Mais don Juan pense que ce qu’il appelle voir, c’est appréhender le monde sans aucune interprétation ; c’est une pure perception émerveillée. La sorcellerie est un moyen d’arriver à cette fin. Pour briser la certitude que le monde est ce qu’on vous a toujours enseigné, vous devez apprendre une nouvelle description du monde – la sorcellerie – et puis, maintenir ensemble l’ancienne et la nouvelle description. Alors vous verrez qu’aucune description n’est définitive. A ce moment, vous glissez entre les descriptions ; vous arrêtez le monde et vous voyez. Vous êtes dans l’émerveillement ; la véritable merveille de voir le monde sans interprétation.

Pensez-vous qu’il soit  possible d’aller au-delà de l’interprétation en utilisant des drogues psychédéliques ?

Je ne crois pas. C’est la querelle que j’ai avec Timothy Leary. Je pense qu’il a improvisé depuis son appartenance européenne et a simplement réarrangé les anciennes gloses. Je n’ai jamais pris de LSD, mais ce que j’ai rassemblé des enseignements de don Juan est que les psychotropes sont utilisés pour stopper le flux ordinaire des interprétations, pour mettre en valeur les contradictions entre les gloses, et pour briser les certitudes. Mais les drogues seules ne permettent pas de stopper le monde. Pour faire cela, vous avez besoin d’une description alternative du monde. C’est pourquoi don Juan devait m’enseigner la sorcellerie.

Il y a une réalité ordinaire que nous occidentaux sommes certain qu’elle est « la seule », et puis il y a la réalité à part du sorcier. Quelles sont les différences essentielles entre les deux ?

Dans l’appartenance européenne, le monde est construit dans une large mesure selon ce que les yeux rapportent à l’esprit. Dans la sorcellerie, le corps entier est utilisé comme outil perceptuel. En tant qu’Européens, nous voyons un monde extérieur et nous nous parlons à nous-même à son propos. Nous sommes ici et le monde est là. Nos yeux nourrissent notre raison et nous n’avons pas de connaissance directe des choses. D’après la sorcellerie, ce fardeau sur les yeux n’est pas nécessaire. Nous connaissons avec la totalité du corps.

L’homme occidental démarre avec l’hypothèse que le sujet et l’objet sont séparés. Nous sommes isolés du monde et devons traverser une espèce de porte pour l’atteindre. Pour don Juan et la tradition de sorcellerie, le corps est déjà dans le monde. Nous sommes unis au monde, pas aliénés à celui-ci.

Tout à fait. La sorcellerie a une théorie différente de l’incarnation. Le problème dans la sorcellerie est d’accorder et de régler votre corps pour en faire un bon outil de perception. Les Européens traitent leurs corps comme s’ils étaient des objets. Nous les remplissons d’alcool, de mauvaise nourriture, et d’anxiété. Lorsque quelque chose ne va pas, nous pensons que des microbes ont envahi notre corps depuis l’extérieur et nous y incorporons des médicaments pour le soigner. La maladie ne fait pas partie de nous. Don Juan ne croit pas cela. Pour lui, la maladie est une dissonance entre l’homme et son monde. Le corps est une conscience et il doit être traité impeccablement.

Cela semble similaire à l’idée qu’a Norman O.Brown sur le fait que les enfants, les schizophrènes, et ceux qui ont la maladie divine de la conscience dionysiaque sont conscients des choses et des autres personnes comme des extensions de leur corps. Don Juan suggère quelque chose de ce genre quand il dit que l’homme de connaissance a des fibres de lumière qui connecte son plexus solaire au monde.

Ma conversation avec le coyote est une bonne illustration des différentes théories de l’incarnation. Lorsqu’il s’est approché de moi, je lui ai dit : « Salut, petit coyote. Comment vas-tu ? » Et il m’a répondu : « Je vais bien. Et toi ? » Bon, je n’ai pas entendu les mots de façon normale. Mais mon corps savait que le coyote était en train de dire quelque chose, et je l’ai traduit en dialogue. En tant qu’intellectuel, ma relation au dialogue est si profonde que mon corps a automatiquement traduit en mots le sentiment que l’animal était en train de communiquer avec moi. Nous voyons toujours l’inconnu selon les termes du connu.

Quand vous êtes dans ce mode magique de conscience, dans lequel les coyotes parlent et où tout est approprié et lumineux, on dirait que le monde entier est vivant et que les êtres humains vivent dans une communion qui inclut les animaux et les plantes. Si nous laissons tomber nos hypothèses  arrogantes disant que nous sommes les seules formes de vie douées de compréhension et capables de communiquer, nous pourrions trouver toutes sortes de choses qui nous parlent. John Lilly parlait aux dauphins. Peut-être pourrions-nous nous sentir moins aliénés si nous pouvions croire que nous ne sommes pas la seule vie intelligente.

Nous serions capables de parler à n’importe quel animal. Pour don Juan et les autres sorciers, il n’y avait rien d’inhabituel à propos de ma conversation avec le coyote. En fait, ils disent que j’aurais dû avoir un animal plus fiable comme ami. Les coyotes sont des tricheurs et on ne peut pas leur faire confiance.

Quels animaux font de meilleurs amis ?

Les serpents font des amis formidables.

Une fois, j’ai eu une conversation avec un serpent. Une nuit, j’ai rêvé qu’il y avait un serpent dans le grenier de la maison où je vivais quand j’étais petit. J’ai pris un bâton et j’ai essayé de le tuer. Le lendemain matin, j’ai raconté le rêve à une amie et elle m’a rappelé qu’il n’était pas bon de tuer les serpents, même s’ils étaient dans un grenier dans un rêve. Elle m’a suggéré de nourrir le serpent ou de faire quelque chose d’amical la prochaine qu’il réapparaîtrait dans un rêve. Une heure plus tard, je conduisais mon scooter sur une route peu utilisée, et il était là, à m’attendre – un serpent de 5 mètres de long, complètement étiré, en train de prendre le soleil. J’ai roulé à côté et il n’a pas bougé. Après que nous nous soyons regardé l’un l’autre un moment, j’ai décidé de faire un geste pour lui faire savoir que je me repentais d’avoir tué son frère dans mon rêve.Je me suis approché  et lui ai touché la queue. Il s’est enroulé et m’a indiqué par là que j’avais bâclé notre liaison. Alors j’ai reculé et l’ai simplement regardé. Après environ cinq minutes il s’en est allé dans les buissons.

Vous ne l’avez pas ramassez ?

Non.

C’était un très bon ami. Un homme peut apprendre à appeler les serpents. Mais vous devez être en très bonne forme, serein, calme – dans une humeur amicale, sans doutes ou affaires en cours.

Mon serpent m’a enseigné que j’avais toujours eu des sentiments  paranoïaques à propos de la nature. Je considérais que les animaux et les serpents étaient dangereux. Après cette rencontre, je n’aurais jamais pu tuer un autre serpent, et il devint de plus en plus vraisemblable que nous pourrions vivre dans un genre de connexion vivante. Notre écosystème pourrait bien inclure la communication entre les différentes formes de vie.

Don Juan a une théorie très intéressante à ce propos. Les plantes, comme les animaux, vous affectent sans arrêt. Il dit que si vous ne vous excusez pas auprès des plantes de les avoir cueillies, vous avez des chances de tomber malade ou d’avoir un accident.

Les Indiens d’Amérique ont des croyances similaires à propos des animaux qu’ils tuent. Si vous ne remerciez pas l’animal d’avoir donné sa vie afin que vous puissiez vivre, son esprit peut vous causer des problèmes.

Nous avons beaucoup de choses en commun avec toutes les formes de vie. Quelque chose est altéré chaque fois que nous blessons la vie d’une plante ou d’un animal. Nous prenons la vie afin de vivre mais nous devons être prêt à abandonner notre vie sans rancœur lorsque notre temps viendra. Nous sommes si importants et nous nous prenons tellement au sérieux que nous oublions que le monde est un grand mystère qui nous enseignera des quantités de choses si nous écoutons.

Peut-être que les drogues psychotropes occultent momentanément l’ego isolé et permettent une fusion mystique avec la nature. La plupart des cultures qui ont maintenu un sens de la communion entre l’homme et la nature ont aussi fait une utilisation cérémoniale des drogues psychédéliques. Vous aviez pris du peyotl quand vous avez parlé avec le coyote ?

Non. Rien du tout.

Est-ce que cette expérience était plus intense que les expériences similaires que vous avez eues quand don Juan vous a donné des plantes psychotropes ?

Beaucoup plus intense. A chaque fois que j’ai pris des plantes psychotropes, je savais que j’avais pris quelque chose et je pouvais toujours remettre en question la validité de mon expérience. Mais quand le coyote m’a parlé, je n’avais aucune défense. Je ne pouvais pas me l’expliquer. J’avais vraiment stoppé le monde et, pendant un court instant, j’étais complètement hors de mon système européen de gloses.

Pensez-vous que don Juan vit dans cet état de conscience la plupart du temps ?

Oui. Il vit dans un temps magique et pénètre parfois le temps ordinaire. Je vis dans un temps ordinaire et occasionnellement je plonge dans un temps magique.

Quiconque voyage aussi loin des chemins battus du consensus doit être très seul.

Je le pense aussi. Don Juan vit dans un monde fabuleux et il a laissé la routine des gens derrière lui. Une fois, quand j’étais avec don Juan et son ami don Genaro, j’ai vu la solitude qu’ils partageaient et leur tristesse d’avoir laissé derrière eux les pièges et les points de référence de la société ordinaire. Je pense que don Juan a transformé sa solitude en art. Il contient et contrôle son pouvoir, la merveille et la solitude, et les transforme en art.

Son art est la voie métaphorique dans laquelle il vit. C’est pourquoi ses enseignements ont une telle unité et une telle saveur dramatique. Il construit délibérément sa vie et sa façon d’enseigner.

Par exemple, quand don Juan vous a emmené dans les collines pour chasser des animaux, mettait-il consciemment en scène une allégorie ?

Oui. Il n’avait aucun intérêt à chasser pour le sport ou pour trouver de la viande. Au cours des dix années où je l’ai côtoyé, don Juan n’a tué à ma connaissance que quatre animaux, et seulement lorsqu’il voyait que leur vie était un cadeau pour lui, de la même façon que sa mort sera un jour un cadeau pour quelque chose. Une fois, nous avons attrapé un lapin dans un piège que nous avions posé, et don Juan pensait que je devais le tuer parce que son temps était arrivé. J’étais désespéré car j’avais la sensation d’être le lapin. J’ai essayé de le libérer mais je ne pouvais pas ouvrir le piège. Alors j’ai marché sur le piège et j’ai accidentellement cassé le coup du lapin. Don Juan avait essayé de m’apprendre que je devais assumer la responsabilité d’être dans ce monde merveilleux. Il se pencha vers moi et me murmura à l’oreille : « Je t’ai dit que ce lapin n’avait plus le temps d’errer dans ce magnifique désert. » Il a consciencieusement placé la métaphore pour m’enseigner quelque chose à propos du chemin du guerrier. Le guerrier est un homme qui chasse et qui accumule du pouvoir personnel. Pour faire cela, il doit développer sa patience et sa volonté, et se déplacer délibérément dans le monde. Don Juan utilisait la situation dramatique de la chasse pour me donner un enseignement car il s’adressait à mon corps.

Dans votre plus récent livre, « Voyage à Ixtlan », vous renversez l’impression donnée dans vos premiers livres que l’utilisation des plantes psychotropes était la méthode principale prévue par don Juan pour vous enseigner la sorcellerie. Comment comprenez-vous maintenant la place des psychotropes dans ses enseignements ?

Don Juan a utilisé des plantes psychotropes seulement vers le milieu de la période de mon apprentissage parce que j’étais vraiment stupide, sophistiqué et impudent. Je m’accrochais à ma description du monde comme si c’était la seule vérité. Les psychotropes ont créé une porte dans mon système de gloses. Ils ont détruit mes certitudes dogmatiques. Mais j’ai dû en payer le prix. Lorsque la colle qui maintenait mon monde fut dissoute, mon corps était faible et cela m’a demandé des mois pour récupérer. J’étais anxieux et fonctionnais à un niveau très bas.

Par Sam Keen

Publication : Décembre 1972

Copyright Psychology Today

 

Carlos Castaneda, le souffle du Nagual

castaneda

Sorcier blanc autoproclamé, Carlos Castaneda est né le jour de Noël 1925 au Brésil. Immigré aux Etats-Unis en 1951, il a suivi des études d’anthropologie à l’UCLA (Université de Los Angeles, Californie) avant de devenir très célèbre en 1968 avec la publication de son mémoire de maîtrise, consacré à un séjour mystique dans le désert de l’Arizona et du Mexique.

Le livre, intitulé L’herbe du diable et la petite fumée (The Teachings of Don Juan: A Yaqui Way of Knowledge) raconte sa rencontre avec un shaman, un vieux sorcier indien Yaqui mexicain, Juan Matus, qui l’a initié à un monde occulte ancien de plus de 2.000 ans grâce à de puissantes drogues hallucinogènes (peyotl, marijuana, champignons, etc.).

De phases d’extase en moments de panique mêlés, Carlos Castaneda décrit ses visions d’insectes géants ou sa transformation en corbeau et divers autres « états de la réalité non-ordinaire » dont il affirme qu’ils lui permettaient de parvenir à un état de suprême sagesse et de savoir.
L’herbe du diable et la petite fumée, mélange subtil d’anthropologie, de parapsychologie, d’ethnographie, de bouddhisme et sans doute aussi de fiction, tombe à pic pour la génération psychédélique des années ’60 et devient un best-seller dans le monde entier.

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En 1973, l’hebdomadaire Time choisit ce « Latino-américain costaud, affable et bourré de vitamines », aux « cheveux noirs, ondulés, coupés courts » et aux yeux brûlant « d’une vivacité humide », pour illustrer la renaissance spirituelle américaine. L’image de couverture du magazine est une gouache représentant Carlos Castaneda devant un corbeau aux ailes déployées, sur fond de désert, un pied de peyotl à la place de l’oeil droit.
Discrédité auprès des universitaires — le vieux shaman indien n’ayant jamais été retrouvé, ses pairs anthropologues accusent Carlos Castaneda de l’avoir inventé — l’écrivain mystique poursuit néanmoins son aventure initiatique.

Il publie de nombreux livres à succès, dont notamment Voyage à Ixtlan, Histoires de pouvoir et La force du silence.

Auteur au total de dix livres traduits dans le monde entier, il influence toute une génération et est aujourd’hui considéré comme l’un des pères du New Age.

En 1995, lors d’un séminaire, Carlos Castaneda a démenti avoir inventé le récit de L’herbe du diable mais a cependant fait marche arrière sur le recours aux drogues pour ses expériences mystérieuses, reconnaissant que son « hypothèse sur le rôle des plantes psychotropes était erronnée ».

Parmi bien d’autres écrivains du dernier quart du XXe siècle, Joyce Carol Oates a estimé que l’oeuvre de Carlos Castaneda a marqué un véritable tournant dans la littérature. « Ses livres me semblent être de remarquables oeuvres d’art, sur le thème à la Herman Hesse de l’initiation d’un jeune homme à un autre mode de la réalité. Ils sont très bien construits. Les dialogues sont parfaits. Le personnage de Don Juan est inoubliable ».
Carlos Castaneda était très discret de son vivant. Il évitait soigneusement photos et interviews et entretenait le plus grand flou sur les détails de sa vie. Il s’est éteint comme il avait vécu, dans le calme, le secret et le mystère, le 27 avril 1998, à son domicile de Westwood (Californie), des suites d’un cancer du foie. Sa mort n’a été annoncée officiellement que deux mois plus tard par l’avocat chargé de son exécution testamentaire. Conformément à ses dernières volontés, son corps avait été incinéré et ses cendres dispersées au-dessus du désert mexicain.

« La mort est le plus grand des plaisirs, aimait à dire Carlos Castaneda, c’est pour ça qu’on la garde pour la fin« .

Source: La République Des Lettre

 
 
 
 
L’art du guerrier consiste à équilibrer la terreur d’être un homme avec la merveille d’être un homme. (La Roue du temps).
 
 
 
 
 
Voici un premier article pour (re) découvrir une personnalité très controversée mais dont l’œuvre reste un témoignage majeur de la tradition Toltèque.
 
à suivre…
Claude Sarfati

La Danse de la réalité (La Danza de la Realidad)

Dans les années 30, la famille Jodorowsky s’installe dans la petite ville portuaire de Tocopilla, au Chili. Le père, Jaime, est pétri de contradictions : ancien artiste de cirque, il est juif, communiste, violemment athée. Il tient une droguerie (la « Casa Ukrania« ) et voue un culte à Staline. La mère est une matrone à la poitrine opulente qui ne s’exprime qu’en airs d’opéra. Catholique, profondément religieuse, elle est persuadée que son fils est la réincarnation de son propre père. La Danse de la réalité (La Danza de la Realidad) est l’autobiographie imaginaire d’Alejandro Jodorowsky, cinéaste culte, écrivain et poète, scénariste de bande-dessinée, « psychomagicien », tireur de tarot, membre fondateur du mouvement Panique (avec Topor et Arrabal) et figure majeure de la contre-culture perchée des années 70. Le film marque son grand retour derrière la caméra (il n’avait rien tourné depuis 1990).

La Danse de la réalité est un carnaval bourré à craquer d’images, d’outrances et de fulgurances. Il n’est pas nécessaire de le mettre sur le compte des quelques 23 années d’ascèse cinématographique qui l’ont précédé : tous les films de Jodorowsky sont construits sur ce principe d’accumulation baroque. En revanche, cette période qui a vu se succéder les projets avortés faute de financement explique sans doute l’étonnante ode à l’argent qui tient lieu de prologue (« l’argent est comme le sang : s’il circule, il est la vie« ).

La première partie du film est peut-être celle qui déroutera le plus les spectateurs. Il s’agit d’une succession de vignettes, parfois drôles, parfois étranges ou énigmatiques, qui mettent en scène le jeune Jodorowsky, écartelé entre ses deux parents que tout oppose et tentant désespérément de plaire à son père, qui lui inflige les supplices les plus absurdes pour faire de lui un homme digne de ce nom. Sur son chemin, le jeune Jodorowsky croise la population bigarrée de Tocopilla : un théosophe, une cohorte de lépreux, des mendiants estropiés ramassés à la pelleteuse, un cireur de chaussures qu’une paire de souliers rouges conduira à sa perte, des fascistes et des antisémites d’opérette, des pompiers en uniforme. Au cours de ces séquences, on passe de l’onirisme (la mer blessée par une pierre qui recrache des milliers de poissons) au grotesque (la mère de Jodorowsky qui urine sur son père pour le guérir de la lèpre) et au sublime (lorsque pour guérir son fils de ses terreurs nocturnes, la mère le badigeonne entièrement de cirage et entame avec lui une étrange danse afin de « devenir lui-même l’obscurité« ). Ce déluge d’images rappelle tour à tour Fellini, Bunuel, et Jodorowsky lui-même. Le film répète certains motifs récurrents dans son oeuvre mais il est aussi autobiographique et on en vient à se demander qui, de la vie ou de la fiction, a inspiré l’autre.

La seconde partie du film se concentre sur les aventures picaresques de Jaime, qui s’est décidé à exécuter le dictateur Carlos Ibañez, en prenant la place de son palefrenier (cette partie de l’histoire est totalement fantasmée). Jaime est joué à la perfection par Brontis, le fils de Jodorowsky, qui interprète donc son propre grand-père. Au fur et à mesure que le film s’achemine vers sa conclusion, on comprend mieux où Jodorowsky voulait en venir : au rachat symbolique de son père – un homme brutal fasciné par l’autorité – par le biais d’une psychanalyse imaginaire. Cette conclusion est peut-être un peu trop appuyée, mais elle a le mérite de fournir une espèce d’évidence au film, une clé qui manque à d’autres oeuvres plus barrées de Jodorowsky.

La Danse de la réalité a également des allures de testament : le Jodorowsky d’aujourd’hui apparait parfois, comme un fantôme ou un guide spirituel, derrière son double cinématographique.  La sérénité du vieil homme de 85 ans, sa sagesse et son acceptation de la mort qui approche, répondent avec tendresse (et un brin de mégalomanie) aux angoisses du petit garçon (« réjouis-toi de tes chagrins, grâce à eux tu deviendras moi« ). Jodorowsky voit peut-être la mort approcher, mais son film fait preuve d’une étonnante jeunesse, et d’une foi dans le cinéma avec laquelle aucun autre film présenté à Cannes ne rivalise. La Danse de la réalité est un diamant brut.

Source: L’armurerie de Tchekhov

Amitiés: Claude Sarfati.