» SYMPATHIE ET SYMBIOSES » ORGANIQUES (1)

Choisissant ses exemples chez son contemporain, l’entomologiste Jean Henri Fabre, Bergson définit comme une forme de connaissance l’instinct extraordinairement précis qui permet à certaines guêpes de parasiter d’autres espèces. Avant de pondre dans ses tissus, le Sphex paralyse sa proie- une chenille- en la piquant exactement à l’endroit de centres nerveux qui l’empêcheront de fuir ou de s’agiter, mais la laisseront vivante assez longtemps pour qu’elle puisse servir de  nourriture à la future larve. Jean Henri Fabre « Souvenirs entomologiques« : première série- « Le Sphex à ailes jaunes » – deuxième série – « L’ammophile hérissée » et « La théorie de l’instinct » 1879. Il faut, dit-il, qu’à l’origine de ce comportement il y ait une conscience et surtout une « sympathie » naturelle avec les autres espèces. C’est une idée intéressante. Elle nous suggère que l’insecte est en prise directe avec son milieu. Mais cette « sympathie » ne nous apprend pas grand chose, sinon qu’il existe une vertu mystérieuse de l’instinct et qu’elle ressemble à une connaissance. Nous le savions déjà.

Peut-être faut-il cesser de considérer la question du point de vue des espèces, tel insecte, telle plante, et porter notre attention sur l’ensemble vivant dont ils font partie, tel milieu, par exemple, où des rapports croisés s’établissent en tous sens entre les espèces, entre celles-ci et les éléments exploitables de l’environnement. Je suggère que la clé des adaptations instinctives se situe dans le fonctionnement général des ensembles vivants plutôt que dans une « connaissance » supposée des individus ou des espèces.

Nous distinguons dans ces ensembles diverses catégories, des familles, des espèces, des individus auxquels nous attribuons trop facilement une existence autonome. Ce sont des moyens de classement bien utiles, c’est vrai, mais aussi des projections de notre esprit que nous avons tendance à prendre pour des réalités objectives. Etant assurés de notre propre individualité, de son indépendance spirituelle (sinon physique), nous sommes naturellement portés, selon le même modèle, à considérer les êtres comme des unités séparées. Le fait d’attacher à chacun d’eux un nom qui les désigne favorise cette vision simpliste. Une forêt est pour nous une juxtaposition d’arbres comme une foule est un rassemblement de personnes. Un peu de réflexion, un peu d’observation sensible nous rappelle que cette manière de considérer les choses est extrêmement sommaire, mais cela ne change pas grand chose au regard habituel. Le préjugé de base qui exige l’individuel n’est en rien entamé, il s’enracine profondément dans notre passé et ne cesse d’influencer notre vision du monde. Nous savons -la science nous le dit de plus en plus clairement- qu’il n’est pas composé d’éléments indépendants. Il est très rare que nous le vivions directement, que les cloisonnements opérés par notre intelligence moyenne s’effacent au profit d’une conception plus ouverte. Une forêt comme un bourdonnement continu d’échanges aériens et lumineux sur un fond d’énergies ascendantes, une foule comme un courant aveugle et obstiné, parfois violent, auquel on peut choisir de s’abandonner.

Un essaim est suspendu aux branches les plus basses d’un vieux cerisier. J’ai prévenu mon voisin qui arrive bientôt, ganté, le chapeau voilé d’un tulle noir, porteur d’une caisse légère dans laquelle, tout à l’heure, il fera doucement tomber l’étrange masse frémissante d’où jaillissent quelques éclairs tournoyants. Il est difficile de regarder froidement un essaim. On est à la fois mal à l’aise et fasciné par ses pulsations souples et l’écoulement continu de sa surface. « On dirait une bête », dit le voisin. C’est vrai, une bête brune, de la taille d’un blaireau qui gronde assez paisiblement et produit une odeur particulière, tout à fois acide et aromatique.

On a souvent dit que la ruche est l’unité véritable, l’individu complet composé de quelques milliers d’éléments solidaires, les abeilles. C’est ici que commence un jeu de « l’un dans l’autre » tout à fait salutaire. Il ressemble aux comptines à récapitulations de notre enfance: une ruche est faite d’abeilles absolument liées par un contrat d’assistance mutuelle. Chaque insecte se compose, comme nous-mêmes, de cellules. On nous dit que ces dernières sont les descendantes lointaines d’animalcules libres, qui se sont associés spécialisés, pour former des organismes hors desquels ils ne peuvent survivre. On nous apprend aussi que chacune de ces cellules est à son tour un monde d’interactions complexes construit en des temps très anciens, par le rassemblement d’êtres plus simples et plus minuscules encore. A tous les niveaux de cet extraordinaire emboîtement on retrouve le même principe de fonctionnement: un échange continuel de signaux, une incessante circulation d’information dont dépendent la cohésion et l’apparente autonomie de l’ensemble.

Revenons à notre essaim. Ses limites sont plus imprécises qu’une peau ou une membrane, mais elles sont réelles. Pour le moment, il est centré sur la reine invisible dont les appels se transmettent de proche en proche à toutes les ouvrières qui lui transmettent en retour des nouvelles du dehors. Lorsque le voisin aura déposé la grappe vivante dans le logement qu’il lui destine, après quelque temps, une activité fébrile qui fera monter le son vers l’aigu, la « bête » commencera à s’ouvrir, à s’étaler, elle lancera dans toutes les directions des projectiles collecteurs de nourriture et porteurs de messages.

 

Propos sur le Yi Jing

Jean Philippe Schlumberger

Editions: R2N IMPRESSION

 

Amitiés

Claude Sarfati

 

PERCEPTION TELEPATHIQUE ET MEMOIRE SPONTANEE

                                                                                     

Nos expériences consistaient à percevoir, selon divers procédés, des sujets d’abord simples, puis de plus en plus complexes, qu’un autre groupe choisissait « d’envoyer » à ceux dont le rôle était de « recevoir ». (Il n’est pas sûr que ces appellations soient légitimes, d’où les guillemets). Le mental et la sensibilité sont dans l’expectative et, soudain, il y a « quelque chose » qui n’a pas d’autre caractère que d’être là. Ensuite, cela se met à vivre et acquiert, pour ainsi dire, un « goût » particulier, indéfinissable, dans lequel on sent bien que tout est contenu, et qui vient confirmer l’impression qu’une information est désormais disponible. Cette sorte de sensation  intérieure, vive, mais indifférenciée, se connaît aussi en dehors des expériences parapsychologiques; elle apparaît dans les cas de mémoire spontanée, dans ces états de détente où la pensée active est presque arrêtée, au seuil de l’endormissement, par exemple, ou lorsqu’on commence tout juste à s’éveiller. Cela se  présente comme une sorte de « bulle » de sens dont on goûte et reconnaît l’ambiance familière sans pouvoir dire de quoi il s’agit. Ce goût, pourtant, est caractéristique et ne ressemble à aucun autre. On comprend qu’il s’agit d’un souvenir, mais il est comme concentré, réduit à l’essentiel. C’est une sorte de germe dont on sent que tout un ensemble détaillé pourrait surgir d’un moment à l’autre. On sait, sensoriellement, de quoi il s’agit, mais on reste incapable de le formuler. Parfois, on y parvient, par un changement de plan très reconnaissable. Cela s’ouvre alors sur une autre forme de mémoire, « déployée » en événements et en objets distincts que l’on peut se raconter, si l’on veut, avec des images et des mots.

 

Je me suis un peu étendu sur ces moments parce qu’il me paraît certain qu’une part importante de la lecture « oraculaire » du Yi Jing se situe aux mêmes niveaux, avec l’intervention de la pensée « discursive ». En télépathie, les choses se passent d’une façon toute semblable à ces instants de mémoire pré-verbale, sauf que le contenu de la « bulle » n’appartient pas à notre expérience passée et qu’il ne s’agit donc pas d’un souvenir. Pour moi, il y avait, à ce stade initial, une difficulté non insurmontable, mais certaine: l’objet indifférencié de mon attention semblait absolument auto-suffisant, appelant plutôt la contemplation que l’analyse. Lorsque je me contraignais à dépasser ce moment, je voyais aussitôt pourquoi il était difficile de le quitter. Il y avait là une totalité, c’est-à-dire que le sujet de l’expérience- un « message » qu’il s’agissait de décrypter- n’était qu’un détail secondaire d’un ensemble beaucoup plus vaste contenant en puissance tout l’enchevêtrement de causes qui avaient déterminé ma participation à cette expérience, les raisons pour lesquelles les autres avaient choisi ce sujet-là, les conséquences éventuelles de ma « réception », etc. Toute manœuvre destinée à dégager le sujet précis de l’expérience signifiait la perte progressive de tout le reste, celle d’une information extraordinairement riche à laquelle il me fallait renoncer pour concentrer mon regard intérieur sur l’objet provisoire de notre travail.  Mais le plus  difficile à quitter, quant l’envoi était le fait d’une seule personne, était la présence de l’autre en moi, l’autre tel qu’il ne se connaît jamais, en-deçà des représentations qu’il a de lui-même. J’avais affaire à une personne absolument « innocente », avant toue velléité de calcul, de valorisation de soi, de domination ou de soumission. Je savais, et j’ai pu quelque fois le vérifier, que l’autre me voyait de la même manière. Ces descriptions ne sont pas directement utiles à notre utilisation du Yi Jing. Si j’en parle ici, c’est surtout parce qu’elles indiquent dans quelles régions intérieures se situe l’intuition. Au delà de cette personne sans « moi », derrière cette présence, on touche à ce qui n’est plus que « sens », non spécialisé. Il ne s’agit pas de l’attente d’une compréhension, mais de la certitude que « tout est là ». Aussi, n’est-il pas nécessaire de s’efforcer d’en savoir davantage. Au point où l’on en est, il ne reste plus grand chose du regard.

 

Propos sur le Yi Jing

Jean Philippe Schlumberger

Editions: R2N IMPRESSION

LE TRAVAIL SUR L’INTUITION

                 

Nous sommes donc passés de la télépathie à l’intuition. Notre sujet d’étude devenait bien plus étendu, englobant toue une série de manifestations inexpliquées, telles que la voyance, la perception à distance ou la connaissance d’événements futurs.

Une vision de « l’avenir » ne signifie nullement que celui-ci est déterminé. Un événement futur a ses causes dans le présent, et le degré de probabilité pour qu’il se réalise est variable. Ce qu’on perçoit est un potentiel et non un fait.

Mais dans la perspective essentielle, pratique de notre recherche, nous nous attachions surtout à la résolution de problèmes dont personne, en principe, ne connaissait la solution. Il faut indiquer brièvement comment nous procédions. Une personne, celle qui devait explorer les voies intuitives, sortait du groupe. Celui-ci se mettait d’accord sur un sujet qui pouvait être de nature générale ou se rapporter a un problème personnel de l’un des participants, mais il faut alors qu’il ne sache vraiment pas comment s’en sortir, ou qu’il « prenne la convention », comme nous disions, de mettre de côté les solutions qu’il avait peut-être envisagées. Je cite ce détail parce qu’il est en rapport avec notre usage de l’oracle. Dans la mesure du possible, on devrait, au moment de le consulter, s’abstraire par simple décision de toutes les idées préconçues.

Une fois le choix effectué, « l’explorateur » revenait. On ne lui disait pas de quoi il s’agissait. Selon divers procédés d’insight, de regard en soi-même, il -ou elle- se mettait en quête d’une solution à ce problème inconnu. Lorsque nous étions explorateurs, nous préférions ne pas savoir ce que nous cherchions, l’aventure était bien plus intéressante et les résultats nettement meilleurs.

Ces expériences nous ont conduites à un certain nombre de constatations:

– L’intuition se manifeste au niveau des sensations corporelles, du « vécu sensoriel »;

– Elle peut être rendue consciente par l’imagination sensorielle dont j’ai parlé plus haut.

– Il est apparu que l’intuition est essentiellement liée à l’action. Si vous êtes l’explorateur d’une de ces expériences et que vous attendez simplement que cela vienne, rien ne se passe. C’est mieux encore si l’on bouge vraiment. Vous êtes debout, les yeux clos, vous faites quelques pas, et aussitôt des images et des sensations nouvelles commencent à apparaître. Cet espèce de rêve éveillé est capable de découvrir, véritablement, des solutions, surtout si on accepte ne pas savoir de quoi il retourne.

–           Nous avons constaté que le passage au verbal, c’est-à-dire à la formulation « en clair » de ce que nous avions perçu, est souvent difficile. On peut supposer que l’exploration imaginaire et « imagée » que nous vivions alors est le fait d’une autre zone du cerveau – d’un autre hémisphère- que la traduction verbale.

Chez les êtres humains, les hémisphères gauche et droit du cerveau ont des fonctions différentes et complémentaires. L’hémisphère que l’on dit « dominant » – à gauche chez les droitiers – est celui du langage et de l’écriture, du calcul, de l’analyse. Il perçoit les enchaînements linéaires de détails et procède aux raisonnements logiques. L’hémisphère droit se spécialise davantage dans les fonctions non verbales, les synthèses à long terme, la perception des ensembles et des formes; il est reconnu comme la part du cerveau responsable de la sensibilité esthétique et de l’appréciation musicale.

On peut dire que le cerveau gauche est le siège de la conscience de soi tandis que l’hémisphère droit serait plutôt celui de la conscience d’exister. A gauche, nous extériorisons un « moi » supposé constant à travers le temps, a droite, nous nous sentons vivre de l’intérieur, au présent. L’intuition se situe très probablement à droite, ce qui expliquerait, en particulier, la difficulté que nous éprouvons à la définir.

Tout cela nous avait persuadé que la vocation naturelle de l’intuition était d’infléchir l’action directement, sans passer par la pensée. C’est la raison pour laquelle l’intuition agissante échappe très souvent à l’attention ordinaire. On fait ce qu’il faut sans le savoir.

 

Propos sur le Yi Jing

Jean Philippe Schlumberger

Editions: R2N IMPRESSION

PARAPSYCHOLOGIE


J’ai participé pendant près de vingt ans aux travaux d’un groupe de recherches empiriques concernant d’abord les échanges de contenus de conscience qu’on appelle « télépathie« , puis, à partir de la fin des années soixante-dix, ce que nous définissons plus généralement comme « intuition« , la télépathie étant considérée comme un cas particulier de cette dernière.

Ce groupe a été créé par Henri Marcotte qui travailla d’abord à l’institut Métapsychique de Paris, participant aux recherches du Docteur Warcollier sur la transmission de dessins par télépathie. Henri avait une expérience personnelle de cette faculté et cherchait à montrer qu’elle était éducable. Il recruta, au début des années 60, un certain nombre de personnes qui voulaient bien participer à des expériences. Ces activités se poursuivirent jusqu’au milieu des années 80 où elles furent interrompues. Henri ayant dû, pour des raisons de santé, cesser de les diriger. Sa présence dans le groupe était nécessaire pour la continuation du travail, car il possédait plus qu’aucun de nous l’imagination intuitive qui permettait de le poursuivre et de le renouveler. Henri n’a écrit qu’un seul livre « La Télesthésie« , depuis longtemps épuisé, préférant à la théorie l’expérimentation vivante et les applications pratiques de nos découvertes.

Ces années ont permis de comprendre comment, et à quels niveaux, fonctionne l’échange télépathique. Une méthode d’entraînement fut mise au point, puis communiquée à un assez grand nombre de personnes par des cours et des séminaires. Dans la dernière décennie, les recherches du groupe s’étaient orientées vers l’intuition, considérée comme la base universelle dont la faculté d’échange télépathique n’était qu’un aspect. Aujourd’hui, ce groupe n’existe plus, mais il a donné naissance à de nombreuses « marcottes », entre autres dans les domaines de la psychiatrie et de la recherche psychologique. (P.M: Une marcotte est un surgeon enraciné qui sert à multiplier les plantes).

Nous avions inventé, puis diffusé, un certain nombre de techniques empiriques. Elles nous ont permis de repérer assez précisément certaines constantes du domaine intuitif dont la télépathie fait partie. Pour la résumer, disons d’abord que l’appellation « transmission de pensée » par laquelle on désigne habituellement cette dernière est fausse. L’échange en question se manifeste au niveau des sensations internes du corps. L’imagination sensorielle dont j’ai parlé plus haut joue un rôle important dans la prise de conscience. Les conventions sont toujours déterminantes. On ne croit pas que ce soit possible, donc ça ne l’est pas. Mais ces conventions préalables agissent aussi en sens inverse, de sorte qu’elles peuvent se transformer en de véritables outils expérimentaux.

Ces conventions étant de nature collective, il est évident que celles d’un groupe particulier agiront sur l’efficacité de ses expériences. On peut donc imaginer que des techniques très différentes de celles du groupe Marcotte puisse également réussir. Il faut ajouter, à ce sujet, que nos conventions excluaient résolument toute forme de crainte superstitieuse, le principe étant que l’on ne court pas de risques à exercer consciemment une faculté qui agit de toute façon chez tout le monde aux niveaux inconscients. Nous baignons continuellement dans ce milieu « interpsychique ». Le seul danger véritable de l’utilisation consciente intervient lorsqu’on tente de s’en servir pour exercer un pouvoir sur autrui. Non pas que ce soit impossible, mais une telle tentative indique qu’on n’a pas compris la nature de ce qu’on manipule. C’est un domaine où la fusion de soi-même avec l’autre est très prononcée, où l’on ne peut pas agir sur quelqu’un sans « être agi » en retour.

Enfin, l’introspection à deux que nous pratiquions dans nos expériences ouvrait parfois l’accès à des dimensions plus profondes, difficiles à décrire.

 

Propos sur le Yi Jing

Jean Philippe Schlumberger

Editions: R2N IMPRESSION

Dessin: Jean Cocteau, Parapsychologie (1930)

Amitiés

Claude Sarfati

« PRAJNA » L’INTUITION, LA SAGESSE, L’EVEIL

Première vision: une convergence de spontanéités produit un ensemble organisé. Deuxième point de vue: un tout n’est pas fait d’éléments individuels mais d’une circulation d’informations. Ce n’est pas incompatible avec la pensée bouddhiste que j’aborde maintenant, avec circonspection. Elle ajouterait sans doute que  l’apparition de ces ensembles est issue d’une énergie particulière: le désir d’être, ou le désir de vivre, ce qui n’est pas très éloigné du vitalisme de Bergson. L’univers que nous percevons est la création de chaque instant de conscience et se détruit à l’instant suivant (ou peut-être en même temps, au même instant, mais passons…). C’est ce qu’on appelle, chez les bouddhistes, « l’impermanence« . On ne peut pas dire qu’il s’agit d’une illusion, car les choses apparaissent véritablement; on ne peut pas non plus affirmer qu’elles sont réelles – disons « constantes » – car le flux du changement fait qu’aucune chose n’existe en soi, que chacune dépend toujours d’une infinité d’autres choses. Bien entendu, nous n’échappons pas à cette règle, nous ne sommes, ni ne sommes pas. L’essentiel est de reconnaître la source – la racine – d’où procède cette douloureuse inconsistance. Cette source est l’ignorance. Seul l’Eveil, « Bodhi » peut y mettre fin.

Ce résumé bouscule assez brutalement les subtilités de la pensée indienne et plus encore le pragmatisme du Chan chinois:  » Comment passe-t-on de l’autre côté? » – Réponse:  » Qui vous dit qu’il y avait un autre côté? Apprenez donc à utiliser cette impasse ».

En vérité, on ne passe ni ne passe pas. « Il y a », n’importe où, ni maintenant, ni tout à l’heure, ce qui dépasse nos ceci- et – cela. Comment le sait-on? On le sait parce que chaque être sensible est porteur d’une intuition fondamentale. Prajna qui « voit » directement « dans » la nature des choses et de soi- ce qui ne signifie pas du tout qu’elle lui est extérieure, mais au contraire qu’elle se découvre identique à ce qu’elle voit. Je cède la parole à DT Suzuki, dont les « Essais sur le Bouddhisme Zen » sont incontournables.

 » Au niveau conceptuel, la Prajna effectue un premier mouvement en allant vers ce qu’elle suppose être son objet. Mais quand elle s’en saisit, ce qui saisit et ce qui est saisi s’unissent; le dualisme cesse, il y a cet état d’identité qu’on appelle l’Eveil. (…). Cette expérience peut se décrire ainsi: la Prajna commence par se diviser et se contredire dans un effort pour se percevoir elle-même; elle se trouve alors dans un état de dualité, puisqu’elle se représente un but qu’il lui faudrait atteindre, distinguant de ce fait un sujet et un objet, ceci et cela, ce qui voit et ce qui est vu. Lorsqu’elle parvient à se saisir elle-même, cette dualité disparaît, , la Prajna n’est autre que l’Eveil et l’Eveil est la Prajna ».

Cette vision absolue est complètement inversée par rapport aux précédentes. Elle ne comporte aucune perspective évolutionniste ou spiritualiste. La Prajna ne peut être conçue comme « émergeant » de la matière, mais elle n’y « descend » pas non plus. On devrait s’arrêter là et se mettre au travail. Heureusement pour nous, les approches proposées par le Bouddhisme sont diverses sans s’exclure mutuellement, puisque de toutes façons, il ne s’agit que de « moyens habiles » pour nous amener à voir par nous-mêmes. La Prajna est également décrite comme une faculté  » à la fois intellectuelle et spirituelle », principe agissant de toutes les opérations de conscience. Elle peut donc être assimilée, entre autres, à l’intuition des psychologues. Aux plans philosophique et moral, elle correspond à une « sagesse » relative qui nous permet au moins de regarder dans la bonne direction et que l’on peut acquérir et développer. ( C’est ce qui nous intéresse ici…). Enfin, lorsque le dualisme cesse par une sorte de retournement subit, elle est « l’Eveil ». Mais comment ne pas penser que ce terme n’a plus guère de sens à l’instant où s’impose l’identité du sujet et de l’objet? Qui peut alors se dire « éveillé »? Qui peut affirmer que nous ne le sommes pas? Lorsque  » l’intérieur et l’extérieur coïncident » dans une même transparence, qu’ya-t-il à rejeter? La Prajna originelle sera aussi la sagesse, la compréhension intellectuelle et jusqu’à l’intuition non mentale des êtres les plus simples.

Propos sur le Yi Jing

Jean Philippe Schlumberger

Editions: R2N IMPRESSION

Amitiés

Claude Sarfati