Le Père François Brune (Hommage)

Père Brune :
Le prêtre qui enquête sur l’au-delà

 

Mondialement connu pour ses ouvrages sur la communication avec les morts, le père François Brune est aussi un théologien, défenseur d’un réenchantement du monde par l’expérience de notre lien intime au divin. Entre mystère et lumière, portrait d’un homme de cœur, qui nous a quitté en Janvier 2019. Hommage.
« Réaliser la volonté de Dieu… Et le paradis, le plus vite possible ! » Tel est le souhait du père Brune, sa dernière volonté peut-être. Car à 81 ans, avec une quinzaine d’ouvrages et des centaines de conférences à son actif, François Brune estime avoir fait son temps. La perspective n’effraie pas l’auteur du best-seller Les Morts nous parlent, qui défraya la chronique lors de sa parution en 1988. « Je sais que la mort n’est qu’un passage ; ce sera le plus beau jour de ma vie », dit-il. Et tant pis pour le livre qu’il aurait aimé dédier à Saint Jean, dans la lignée de celui qu’il a consacré à Saint Paul. Sur son bureau, patiente déjà une grosse enveloppe, « à expédier après ma mort pour informer quelques amis de mon changement d’adresse… »
En attendant, François Brune vit perché au sixième étage dans son petit appartement parisien, entouré de ses chères icônes, dont il est un spécialiste, de quelques dessins du Christ esquissés au fusain par un ancien élève, de ses 170 bandes dessinées, « seuls ouvrages de ma bibliothèque dont le taux de lecture dépasse largement les 100 % ! », et des centaines de livres qui couvrent ses murs, soigneusement classés : mystique occidentale, mystique orientale, et religions non chrétiennes… « Et encore, j’ai donné tout ce qui concernait les Pères grecs à un monastère orthodoxe ! »
Oiseau de nuit, il se couche aux aurores, se lève dans l’après-midi, oublie de manger – « À croire que la spiritualité suffit à le nourrir ! », sourit son ami le médium Henry Vignaud –, descend siroter un café, remonte vaillamment à pied car l’ascenseur est en grève prolongée. Quand il ne travaille pas sur la réédition de Christ et Karma, « un ouvrage important » à paraître à l’automne 2012, le prêtre, qui n’a plus la force de lire de longues heures, contemple le ciel depuis sa fenêtre et regarde la télévision : « Pas mal d’émissions de politique et d’économie », ainsi que « d’épatantes petites séries policières. L’histoire je m’en fous, ce qui m’intéresse ce sont les expressions des visages, les rapports entre les personnages ».

Prêtre et enquêteur

Car ce prêtre « entre ciel et terre, là où il faut être », selon l’animateur radio Jean-Claude Carton, est aussi un chercheur, un scrutateur, quitte à bousculer l’ordre établi. « Je suis venu à l’écriture parce que j’avais des choses à dire, explique-t-il. D’abord contre la théologie de saint Thomas d’Aquin qu’on a essayé de me faire avaler dès mon entrée au séminaire, puis contre la théorie, acceptée un temps par l’Église, que lorsque le bonhomme est mort, sa conscience est détruite. Il n’existerait donc plus rien de lui, sauf dans la pensée de Dieu. Pas très consistant ! » Et pas très en accord avec ce qu’il a pu lire des premiers mystiques chrétiens, « des gens pas du tout allumés, capables de créer des ordres religieux et de négocier avec les puissants, qui témoignent avoir été conseillés, parfois matériellement aidés, par les saints qui leur sont apparus ».
Ordonné en 1960 puis affecté à la Compagnie de Saint- Sulpice, dont la mission est de former les futurs prêtres, François Brune est « foutu à la porte » des différents séminaires où il enseigne : trop subversif ! Subsistant grâce à la générosité de ses proches et à divers boulots (cours de français en Allemagne, expertise d’icônes pour des galeries parisiennes…), il découvre au milieu des années 70 les expériences aux frontières de la mort, via notamment le livre du Dr Raymond Moody La Vie après la vie. Le religieux s’enthousiasme : voilà qui corrobore les récits des mystiques ! Il s’informe, va aux États-Unis, est parmi les premiers à rejoindre l’IANDS (International Association for Near Death Studies).
Peu après, il apprend l’existence de techniques de communication avec les morts – de la captation de voix sur magnétophone ou autre appareil électronique aux phénomènes d’écriture automatique. « Comme la plupart des gens, j’ai d’abord pensé que c’était de la foutaise, convient le père Brune. Dans ce genre de messages, on trouve tout et n’importe quoi ! » Mais l’œuvre de Jean Prieur, ainsi que les lettres de Pierre Monnier et de Roland de Jouvenel, dictées à leurs mères après leur mort, ébranlent ses certitudes. « Avec autant de récits magnifiques sur la rémanence d’une conscience et l’existence d’un au-delà, je ne pouvais laisser ratatiner ces expériences ! » Pour lui, plusieurs éléments y témoignent de l’existence de Dieu, tels que l’évocation récurrente de « cette lumière extraordinaire, dont les catholiques ne savent pas trop quoi faire, alors que les orthodoxes lui consacrent toute une théologie », et du ressenti unanime « d’un amour absolu, inconditionnel et personnel ».

Un succès inattendu

C’est en 1988, au terme de dix ans de recherches, que le père Brune franchit le pas. Dans son livre Les Morts nous parlent, il affirme qu’on peut dialoguer avec l’au-delà. Son exposé s’appuie sur des travaux inédits en France (notamment ceux du suédois Friedrich Jürgenson et du letton Constantin Raudive), ainsi que sur les premiers témoignages d’expériences de mort imminente.
Publié par une petite maison d’édition, porté par un dispositif commercial modeste, le livre n’est pas destiné à être un succès ; jusqu’au jour où un journaliste de Paris Match décide de consacrer un long article au père Brune. « Ravi de cet intérêt pour mon travail, je me suis prêté au jeu, se souvient celui-ci. Il m’a même emmené au cimetière Montparnasse pour me photographier devant des tombeaux, entouré de fumigènes. Heureusement, sa rédaction a trouvé ça un peu gros ! »
L’article fait sensation, les médias s’emparent du sujet, les ventes s’emballent, le livre est retiré en urgence. François Brune : imposteur, homme naïf ou témoin privilégié ? s’interroge la presse. « Le livre allait à rebrousse-poil d’un certain nombre de convictions, rappelle Jean Henriet, son premier éditeur, aujourd’hui directeur éditorial sciences humaines chez Dunot/InterEditions, mais je me suis toujours méfié des œillères, et j’ai toujours été convaincu de l’honnêteté intellectuelle de François. » Un homme « d’une érudition exceptionnelle », auteur dès 1983 de Pour que l’homme devienne Dieu, « une superbe analyse des retours aux fondamentaux de l’église du Christ, qui fait de lui un extraordinaire théologien », selon Jean Henriet.

D’édition en édition, la version française de Les Morts nous parlent a été tirée à plus de 300 000 exemplaires. Le livre est traduit en une dizaine de langues, ce qui a amené le prêtre à faire plusieurs fois le tour de la planète. « Son aura à l’étranger est sans commune mesure avec sa discrétion en France », confirme Jean Henriet.
L’Église, elle, se garde de se prononcer. Mal à l’aise avec le « cas Brune » et la possibilité d’un dialogue avec l’au-delà, elle préfère laisser au prêtre « une paix pontificale » dont il se réjouit. « Pas très bien vu », de l’aveu de l’un de ses pairs, au sein de la communauté catholique classique, François Brune convient toutefois que celle-ci a raison, dans une certaine mesure, de se montrer vigilante : « Tous les esprits ne sont pas bienveillants ; essayer de communiquer avec les morts, c’est risquer d’ouvrir la boîte de Pandore. Mais c’est aussi établir une communication directe avec l’au-delà, qui ôte au clergé le rôle d’intermédiaire sur lequel il a établi son autorité ! » Pour autant, il tient à son statut de prêtre catholique, pour continuer à bousculer de l’intérieur, et parce qu’il donne à ses prises de position un poids et une aura.
Le père Brune poursuit donc son chemin, fidèle à la ligne qu’il s’est fixée. Conteur délicieux, curieux impénitent, érudit passionné et pétillant qui se régale à transmettre le fruit de ses recherches, il est aujourd’hui reconnu pour son rôle de pionnier.

« Avant lui, les médiums étaient vus comme des charlatans ou des Mme Irma. Son travail a œuvré à donner une crédibilité à notre don et à changer notre image », explique Henry Vignaud qui ajoute : « On peut ne pas être d’accord avec ses bondieuseries, mais incontestablement, il a ouvert des portes. » Pour le public, d’abord. « C’est en écoutant une de mes émissions sur le thème de la vie après la vie, où j’avais invité François, qu’un couple dont le fils était mort d’un cancer a décidé de ne pas se faire sauter le caisson et de reprendre espoir », raconte ainsi Jean-Claude Carton.
Pour certains scientifiques, ensuite. « François n’est pas du genre à affirmer n’importe quoi », souligne l’anesthésiste réanimateur Jean-Jacques Charbonier, auteur du livre Sept bonnes raisons de croire à l’au-delà. Estimant qu’il faut être sûr de ce qu’on avance, notamment dans le domaine du paranormal décrédibilisé par bon nombre de discours fantaisistes, le père Brune se documente minutieusement, force l’intérêt et l’admiration par la richesse de ses références bibliographiques, répète les protocoles expérimentaux pour les valider.

« C’est d’ailleurs grâce à lui que j’ai vécu ma première transcommunication ! » poursuit le Dr Charbonier. Chez sa sœur, à Caen, avec son frère décédé. « Au départ, je n’étais pas très motivé ; j’ai décliné son invitation. Deux jours plus tard, en pleine nuit, la lumière de ma chambre s’allume trois fois, je sens une pression sur mes pieds et une voix me dire : « Va à Caen ! » Une telle invitation de l’au-delà ne se refuse pas… » Le médecin en sort bluffé. « On posait des questions, le défunt répondait distinctement. J’en avais la chair de poule ! À partir de là, j’ai découvert que des expériences scientifiques, menées notamment au laboratoire électro-acoustique de Bologne, tendent à valider l’existence de ces voix. J’étais déjà convaincu que la conscience survit à la mort physique ; dialoguer avec les défunts pourrait fournir des informations sur ce qu’elle devient. »

Un dieu d’amour

De quoi nourrir la réflexion du père Brune sur ce qu’il considère aujourd’hui comme le plus important : son travail de théologien. « Dans le domaine de l’après-vie, je ne suis plus indispensable ; il y a désormais quantité de gens très qualifiés pour faire avancer le sujet. Alors que pour défendre la vision de Dieu qui m’est chère, je suis encore bien seul. »
Exit une religion qui ne serait que règles doctrinaires, idées péremptoires et grand tralala : « Ce n’est pas en restant arc-boutés sur des principes éculés ou en ressortant les dorures qu’on va redonner aux foules le sens du sacré ! » estime François Brune.
Exit aussi l’idée d’un dieu dominateur et culpabilisant, sorte de juge suprême « un peu sadique » qui déciderait de notre sort en se délectant de nous voir expier nos offenses et tenter d’apaiser sa colère par la souffrance, ou la répétition mécanique de certains rites. « Cette théologie de la prédestination et de la vengeance me fait horreur ! Qui voudrait d’un tel dieu ? Pour moi, son unique moteur, c’est l’amour. » Et l’unique voie pour le rencontrer, une « conversion profonde, intérieure, qu’aucune formule magique ou obéissance à une institution ne peuvent provoquer ».
Ce que souhaite le prêtre, c’est un retour à l’essentiel. Mieux, à l’essence. Celle des Pères fondateurs, basée non pas sur une construction intellectuelle de notre relation à Dieu, mais sur l’expérience personnelle, concrète, physique même, de cette force d’amour pressentie par François Brune, lorsqu’il ressort marqué, comme toute une génération, par la seconde guerre mondiale et l’existence des camps de concentration. « Outre l’anéantissement physique, c’est la destruction spirituelle de l’âme par l’humiliation qui y était programmée. J’ai alors compris la puissance du mal… Et aussi que si le monde parvenait à survivre à tant de haine, c’est qu’il devait y avoir une force d’amour encore plus forte », avec laquelle il est urgent de renouer.

Ici et maintenant. En laissant tomber les recettes toutes prêtes pour chercher en soi. Évacuer croyances et postures, suspendre un moment le cours des désirs et des pensées, se laisser gagner par un état de paix, sentir son cœur s’ouvrir, sa conscience s’étendre, les limites de son être s’estomper… Jusqu’à ressentir une unité avec le monde et une connexion intime, « au-delà de l’espace et du temps », à un divin qui ne nous est pas extérieur, mais palpite « au fond de nos cœurs ». Qui nous fait comprendre que c’est en nous que réside le pouvoir de changer notre réalité, de cheminer vers plus de plénitude, de clairvoyance, de sérénité.
Et qu’il nous appartient, « en faisant du mieux qu’on peut avec ce que l’on est », de cultiver cette étincelle et de la faire rayonner. Pour nous, pour les autres.
Parce qu’au-delà de notre réalisation personnelle, l’important, c’est notre lien au monde et notre participation à cet extraordinaire grand tout dont nous faisons partie. Comme si par on ne sait quelle transcendance, force invisible ou champ d’énergie subtile, il existait « une osmose d’âme à âme, une communion des consciences » où tout ce qui se passe en l’une, « nos actions, nos pensées, nos désirs, nos peurs, nos haines, nos mouvements d’amour… »impacte toutes les autres, voire l’ensemble de l’univers.

« La révélation de ce mystère fantastique n’empêchera sans doute pas les brigands de dévaliser et les meurtriers d’égorger, reconnaît François Brune, mais si elle peut aider des gens à revoir leur échelle de valeurs, s’extirper de l’avoir pour redonner sa place à l’être, trouver un sens à leur vie et mener une existence meilleure, plus attentive à leur entourage, ce sera déjà pas mal. »

 

Source: INREES

Père Brune: Le prêtre qui enquête sur l’au delà par: Réjane Ereau

 

Bon dimanche

Amitiés, Claude Sarfati

 

Shoah (Hommage à Claude Lanzmann)

FIGAROVOX/TEMOIGNAGE – Ran Halévi analyse la portée historique du film Shoah, le chef-d’oeuvre de Claude Lanzmann, décédé ce 5 juillet 2018.


Ran Halevi est directeur de recherche au CNRS et professeur au Centre de recherches politiques Raymond Aron.


Claude Lanzmann avait un goût insatiable de la vie, qu’il disait aimer «déraisonnablement», «à la folie», et de plus en plus. Mais que hantait également, depuis l’enfance, une fascination pour la mort, plus précisément pour la manière de mourir: elle n’avait rien de morbide, cependant, ni d’abstrait ou de spirituel ; elle était factuelle, matérielle, si l’on peut dire. Avec Shoah, elle allait atteindre par moments à l’ineffable. Dans ce film sans antécédent, sans équivalent, sans postérité imaginable, Lanzmann aura poussé la traque des faits jusqu’aux limites du possible ; il va droit au cœur du dessein que la solution finale était censée accomplir: la mise à mort d’un peuple. Il s’était abondamment renseigné sur les arrestations, les rafles, les déportations, la sélection à l’arrivée dans les camps, «la routine atroce de la vie concentrationnaire», ou encore sur le métier de survivre… Mais c’est autre chose qu’il est amené peu à peu à vouloir déceler, le plus difficile à connaître puisqu’il n’existait guère de survivants pour le raconter: le «mode opératoire» de la mort dans les chambres à gaz.

Cette quête impossible du «comment» est aiguillonnée par le refus absolu de se hasarder sur les glacis incertains du «pourquoi». Lanzmann tient pour une «obscénité absolue», une frivolité académique, une «distraction», le projet de comprendre l’Holocauste, donc de l’expliquer. «Ne pas comprendre fut ma loi d’airain dans toutes les années de l’élaboration et de la réalisation de Shoah.» Pour lui, la seule voie d’accès au réel suppose, requiert même, que l’on abdique toute présomption d’intelligibilité. «Ici il n’y a pas de pourquoi»: il cite cette règle de conduite assénée par un garde S.S. à Primo Levi au moment où celui-ci arrive à Auschwitz. Pour Primo Levi, comme pour Lanzmann, les faits seuls tiennent lieu d’explication qui abolit toute possibilité d’explication.

Avec Shoah, on est loin du «documentaire» et aux antipodes de la fiction, littéraire ou cinématographique, qui met en scène, voire en spectacle, des thèmes particuliers ou des individus «édifiants», tels le démiurge sadique des Bienveillantes, ou le nazi bienfaiteur des juifs de La liste de Schindler. Dans l’une et l’autre œuvres, les victimes représentent des figurants nécessaires, des «supports narratifs», présents-absents: leur histoire n’apparaît qu’à travers le filtre d’une autre.

Shoah, au contraire, a pour unique sujet ces victimes-là et pour seul horizon le moment précis où ils sont rayés de la communauté des vivants. Le film, en effet, ne cherche à livrer aucun message, à suggérer aucune «morale» et pas davantage à pénétrer les ressorts psychologiques du bien et du mal. Il va droit à la chose même, au cœur du processus d’extermination. Les faits toujours, rien que les faits. Mais, justement, des faits, il ne restait guère de traces visuelles.

D’un bout à l’autre, les seuls héros de Shoah sont les morts dont l’ombre portée transcende les paroles des vivants.

Comment suppléer aux images inexistantes de la destruction des juifs? Comment reconstituer la machinerie de l’anéantissement? Comment représenter les instants ultimes de cette masse humaine entassée dans l’antichambre de la mort, dénudée, exténuée, perdue? Puis, quand se ferment les portes des chambres à gaz, dans le noir hermétique, suffocant, les «luttes atroces pour gagner un peu d’air et respirer quelques secondes de plus»? Le «miracle» de Shoah est de parvenir à «recréer» ces images, en retrouvant les lieux — paysages figés, vestiges muets, blocs en ruine, traces fugitives — et en faisant parler quelques anciens SS et, surtout, les rares survivants des «commandos spéciaux», qui se trouvaient là au tout dernier stade de l’extermination, seuls témoins de cette vaste mise à mort. La puissance évocatrice de ces deux «auxiliaires» — les lieux et les mots — dépasse en intensité, et rend presque dérisoires, même rédhibitoires, les œuvres de fictions les mieux composées, les rôles les plus adroitement interprétés, les reconstitutions les plus scrupuleuses.

D’un bout à l’autre, les seuls héros de Shoah sont les morts dont l’ombre portée transcende les paroles des vivants. Lanzmann lui-même le découvre peu à peu, à mesure que le film prend forme. Et dans les témoignages des membres des Sonderkommandos, seuls «revenants» de l’enfer, on n’entend presque jamais énoncer de «je», pas plus que dans les gestes muets de l’inoubliable chauffeur de locomotive de Treblinka. Ici, dira-t-il, les vivants «s’effacent devant les morts pour s’en faire les porte-parole» ; et leurs témoignages, sobres, glaçants, poignants, redonnent vie fugitivement à ces interminables cortèges de fantômes. Il arrive, en écoutant ces mots, en contemplant ces lieux inertes, qu’on en vient insensiblement à éprouver le sentiment — à prendre conscience — de participer par association de cette histoire, qu’on n’a certes jamais vécue, qui nous tiendra toujours à distance par une barrière infranchissable, mais qu’on ressent, de près ou de loin, être aussi la nôtre. C’est qu’elle relie à travers le temps les vivants et les morts dans une communauté de destin, et un patrimoine mémoriel, où le passé continue, nolens volens, à instruire l’identité de ses légataires.

Shoah est une œuvre d’histoire qui constitue un monument de la mémoire ; elle met l’une au service de l’autre ; elle «historicise» la mémoire pour en faire un édifice où seuls ont droit de cité les faits, encore et toujours.

 

Source: Le Figaro.fr

Ran Halévi

 

 

Amitiés

 

Claude Sarfati

L’ascète têtu

Conte des moines d’Orient

 Abba Jean fait partie des anciens du monastère d’Eustorgios, dans le désert de Judée. Il y déroule tranquillement son existence d’ascète. Au fil des ans, il a réduit au plus extrême minimum ses besoins physiques et matériels. Il se nourrit de quelques fèves et d’un croûton de pain à peine un jour sur deux. Ses cheveux gris buissonnent autour de ses yeux vifs et sa grande barbe blanche descend le long de son maigre corps. Ses jours et ses nuits se consacrent à la prière. Il est si sage et si pieux qu’un jour l’archevêque de Jérusalem, Elias, dont il dépend, décide de le nommer higoumène – C’est-à-dire le prieur – du monastère.

Mais le vieux moine a une idée derrière la tête et il ne veut pas d’une telle responsabilité. Ce n’est pas que cette charge lui paraisse écrasante, ni qu’il ne s’en sente pas la force. En réalité, il a décidé de réaliser le rêve de sa vie: partir en pèlerinage au mont Sinaï, sur cette sainte montagne où Moïse rencontra son Dieu et reçut les Dix Commandements.

L’archevêque tente de le convaincre:

– Je te nomme higoumène. Ensuite tu partiras pour le Sinaï.

– C’est non!

L’ancien refuse avec un entêtement qui laisse pantois le bon archevêque.

– Bon, eh bien alors va-t’en donc au Sinaï! Mais promets-moi qu’à ton retour tu assumeras la fonction d’higoumène.

– Soit, je promets! dit abba Jean, tout content d’avoir obtenu ce qu’il voulait.

Et il commence ses préparatifs de départ pour la longue route qui les attends, lui et le disciple qui l’accompagnera.

Un matin, ils s’en vont, sachant bien que cette marche dans le désert ne sera pas de tout repos. Car le Sinaï est à plusieurs semaines de marche à travers les sables et les rochers du Néguev. Rares sont les sources, et les bêtes féroces pullulent dans la contrée, en particulier les lions. Le premier jour se passe sans encombre. Ils traversent le Jourdain sans difficulté. Quelques kilomètres plus loin, alors que la seconde journée n’est pas encore arrivée à son terme, abba Jean commence à avoir des frissons et de la fièvre.

Allons bon! Bientôt il ne peut plus faire un pas. Le jeune disciple trouve une petite grotte où ils pourront s’abriter du froid de la nuit. L’ancien, bien fatigué, s’allonge et se repose. Lui et son disciple passent trois jours dans la grotte, mais l’état du vieux moine, loin de s’améliorer, va s’empirant. Il est si fiévreux qu’il ne peut presque plus bouger. Il délire peut-être un peu. Le fait est qu’une nuit il voit apparaître en songe une personne qui lui demande:

– Dis-moi, l’ancien, où veux-tu donc aller?

– Sur le mont Sinaï.

– Je t’en supplie, n’y va pas!

Et l’apparition s’envole.

La fièvre redouble et l’état du vieux moine devient inquiétant. La nuit suivante, l’apparition est de retour sous les mêmes traits.

– Pourquoi veux-tu, noble vieillard, te fatiguer ainsi? Écoute mon conseil et ne va pas au Sinaï.

– Mais qui es-tu donc, toi, pour me donner un tel conseil? rouspète l’ancien.

– Je suis Jean le Baptiste, ton saint patron. Et je te dis de n’aller nulle part ailleurs que dans cette grotte qui te paraît petite, mais qui est en réalité bien plus grande que le mont Sinaï, car c’est ici que le Christ est souvent venu me visiter. Promets-moi de rester dans cette grotte, dont le nom est Sapsaphas, et je te rendrai la santé.

Alors l’ancien, très fatigué et désireux de recouvrer la santé, conscient aussi de la folie de vouloir se rendre si loin en pèlerinage à son âge, s’engage à demeurer dans la grotte. Il promet de ne pas aller plus loin. A vrai dire, en son fond, il est très content d’échapper à la tâche d’higoumène. Il est aussitôt guéri. La vigueur revient dans ses vieux os. Il passe le restant de ses jours en ce lieu, transformant la grotte de Sapsaphas en église. Beaucoup de ses frères moines viennent y prier à ses côtés, ce qui fait de lui une sorte d’higoumène « hors les murs ».

Quelques années plus tard, lorsqu’il a fait son temps, il meurt tranquillement dans la grotte, sans avoir jamais vu le Sinaï, donnant ainsi la preuve que l’on peut avoir l’esprit pèlerin et le corps immobile.

 

Contes des sages pèlerins

ÉDITH DE LA HÉRONNIÈRE

Éditions du Seuil.

 

Amitiés

Claude Sarfati