Shoah (Hommage à Claude Lanzmann)

FIGAROVOX/TEMOIGNAGE – Ran Halévi analyse la portée historique du film Shoah, le chef-d’oeuvre de Claude Lanzmann, décédé ce 5 juillet 2018.


Ran Halevi est directeur de recherche au CNRS et professeur au Centre de recherches politiques Raymond Aron.


Claude Lanzmann avait un goût insatiable de la vie, qu’il disait aimer «déraisonnablement», «à la folie», et de plus en plus. Mais que hantait également, depuis l’enfance, une fascination pour la mort, plus précisément pour la manière de mourir: elle n’avait rien de morbide, cependant, ni d’abstrait ou de spirituel ; elle était factuelle, matérielle, si l’on peut dire. Avec Shoah, elle allait atteindre par moments à l’ineffable. Dans ce film sans antécédent, sans équivalent, sans postérité imaginable, Lanzmann aura poussé la traque des faits jusqu’aux limites du possible ; il va droit au cœur du dessein que la solution finale était censée accomplir: la mise à mort d’un peuple. Il s’était abondamment renseigné sur les arrestations, les rafles, les déportations, la sélection à l’arrivée dans les camps, «la routine atroce de la vie concentrationnaire», ou encore sur le métier de survivre… Mais c’est autre chose qu’il est amené peu à peu à vouloir déceler, le plus difficile à connaître puisqu’il n’existait guère de survivants pour le raconter: le «mode opératoire» de la mort dans les chambres à gaz.

Cette quête impossible du «comment» est aiguillonnée par le refus absolu de se hasarder sur les glacis incertains du «pourquoi». Lanzmann tient pour une «obscénité absolue», une frivolité académique, une «distraction», le projet de comprendre l’Holocauste, donc de l’expliquer. «Ne pas comprendre fut ma loi d’airain dans toutes les années de l’élaboration et de la réalisation de Shoah.» Pour lui, la seule voie d’accès au réel suppose, requiert même, que l’on abdique toute présomption d’intelligibilité. «Ici il n’y a pas de pourquoi»: il cite cette règle de conduite assénée par un garde S.S. à Primo Levi au moment où celui-ci arrive à Auschwitz. Pour Primo Levi, comme pour Lanzmann, les faits seuls tiennent lieu d’explication qui abolit toute possibilité d’explication.

Avec Shoah, on est loin du «documentaire» et aux antipodes de la fiction, littéraire ou cinématographique, qui met en scène, voire en spectacle, des thèmes particuliers ou des individus «édifiants», tels le démiurge sadique des Bienveillantes, ou le nazi bienfaiteur des juifs de La liste de Schindler. Dans l’une et l’autre œuvres, les victimes représentent des figurants nécessaires, des «supports narratifs», présents-absents: leur histoire n’apparaît qu’à travers le filtre d’une autre.

Shoah, au contraire, a pour unique sujet ces victimes-là et pour seul horizon le moment précis où ils sont rayés de la communauté des vivants. Le film, en effet, ne cherche à livrer aucun message, à suggérer aucune «morale» et pas davantage à pénétrer les ressorts psychologiques du bien et du mal. Il va droit à la chose même, au cœur du processus d’extermination. Les faits toujours, rien que les faits. Mais, justement, des faits, il ne restait guère de traces visuelles.

D’un bout à l’autre, les seuls héros de Shoah sont les morts dont l’ombre portée transcende les paroles des vivants.

Comment suppléer aux images inexistantes de la destruction des juifs? Comment reconstituer la machinerie de l’anéantissement? Comment représenter les instants ultimes de cette masse humaine entassée dans l’antichambre de la mort, dénudée, exténuée, perdue? Puis, quand se ferment les portes des chambres à gaz, dans le noir hermétique, suffocant, les «luttes atroces pour gagner un peu d’air et respirer quelques secondes de plus»? Le «miracle» de Shoah est de parvenir à «recréer» ces images, en retrouvant les lieux — paysages figés, vestiges muets, blocs en ruine, traces fugitives — et en faisant parler quelques anciens SS et, surtout, les rares survivants des «commandos spéciaux», qui se trouvaient là au tout dernier stade de l’extermination, seuls témoins de cette vaste mise à mort. La puissance évocatrice de ces deux «auxiliaires» — les lieux et les mots — dépasse en intensité, et rend presque dérisoires, même rédhibitoires, les œuvres de fictions les mieux composées, les rôles les plus adroitement interprétés, les reconstitutions les plus scrupuleuses.

D’un bout à l’autre, les seuls héros de Shoah sont les morts dont l’ombre portée transcende les paroles des vivants. Lanzmann lui-même le découvre peu à peu, à mesure que le film prend forme. Et dans les témoignages des membres des Sonderkommandos, seuls «revenants» de l’enfer, on n’entend presque jamais énoncer de «je», pas plus que dans les gestes muets de l’inoubliable chauffeur de locomotive de Treblinka. Ici, dira-t-il, les vivants «s’effacent devant les morts pour s’en faire les porte-parole» ; et leurs témoignages, sobres, glaçants, poignants, redonnent vie fugitivement à ces interminables cortèges de fantômes. Il arrive, en écoutant ces mots, en contemplant ces lieux inertes, qu’on en vient insensiblement à éprouver le sentiment — à prendre conscience — de participer par association de cette histoire, qu’on n’a certes jamais vécue, qui nous tiendra toujours à distance par une barrière infranchissable, mais qu’on ressent, de près ou de loin, être aussi la nôtre. C’est qu’elle relie à travers le temps les vivants et les morts dans une communauté de destin, et un patrimoine mémoriel, où le passé continue, nolens volens, à instruire l’identité de ses légataires.

Shoah est une œuvre d’histoire qui constitue un monument de la mémoire ; elle met l’une au service de l’autre ; elle «historicise» la mémoire pour en faire un édifice où seuls ont droit de cité les faits, encore et toujours.

 

Source: Le Figaro.fr

Ran Halévi

 

 

Amitiés

 

Claude Sarfati

La haine ne nourrit pas la vie (Hommage à Simone Veil)

Simone Veil est partie le 30 juin 2017  à 89 ans.

Femme politique française de premier plan, première présidente du Parlement européen.

Alors ministre de la santé, elle avait combattu dans l’hémicycle en 1974 pour sa loi dite  » Veil » sur l’IVG, loi adoptée en 1975.

Née Jacob d’une famille issue d’un petit village lorrain, Bioville -sur-Neid, elle sera prise dans les tourments de la seconde guerre mondiale et de la Shoah, raflée à Nice l’année de son bac. Déportée à 16 ans

Elle en a tiré une immense force de vie.

Mais aucune croyance « après ce que j’ai vécu, je ne peux croire en Dieu » affirmait-elle.

En 1945, de  retour du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau puis de Bergen-Belsen -avec son matricule tatoué 78651 sur l’avant-bras – un retour sans ses parents ni son frère exterminés, elle soutient avec force dès cette année-là  devant ses proches qu’il faut faire la paix avec les allemands.

Unique voie selon elle que cette réconciliation.

Cela passera par l’Europe. Simone Veil s’engagera en politique.

Elle sera proche de Jacques Chirac et d’une droite humaniste.

Immortelle, elle siégeait à l’Académie Française en la place de Racine, au 13ème fauteuil.

Nombreux sont ceux qui souhaitent qu’elle soit inhumée au Panthéon.

Voici l’hommage écrit de Robert Badinter 

« La haine ne nourrit pas la vie »

L’ancien garde des Sceaux se souvient d’une femme, survivante des camps d’extermination d’Auschwitz, « qui a réussi, par une maîtrise profonde d’elle-même, à dominer la haine ». « Simone Veil a été (…) un des artisans les plus passionnés de la réconciliation franco-allemande », explique Robert Badinter.

Pour l’ancien président du Conseil constitutionnel, la jeune génération devrait s’inspirer du credo de Simone Veil : « La haine ne nourrit pas la vie ». Au contraire, « la vie est une sorte de joie permanente dans laquelle il faut surmonter les angoisses du passé et les souffrances du passé ».

 

 

Musique: Nuit et brouillard, paroles et musique de Jean Ferrat

Amitiés

Claude Sarfati