David Lynch, ou la magie du cinématographe

En hommage à David Lynch, décédé le 16 janvier 2025, nous republions ce texte analysant son rapport au cinéma : presque primitif, comparable à l´émerveillement ressenti par les spectateurs devant les spectacles de la lanterne magique ou les premières projections des Frères Lumière à la fin du 19e siècle.

David Lynch n’est pas, au contraire d’autres cinéastes de sa génération tels que Martin Scorsese, Francis Coppola, Steven Spielberg ou encore George Lucas, un « enfant du cinéma ». Il n’a pas passé son enfance dans les salles obscures à vivre des aventures extraordinaires dans les contrées désertiques de l’Ouest sauvage ou dans les rues inquiétantes de Chicago. Non, la vocation première de David Lynch est la peinture, autrement dit l’image, le cadre. Son entrée dans le monde du cinéma ne s’est pas fait par mimétisme ou par passion, mais suite à la découverte d’un élément constitutif du dispositif cinématographique, en l’occurrence le mouvement : « J’avais peint un tableau […] presque totalement noir. Il y avait une figure, juste au centre de la toile. Je regarde cette figure, j’entends un bruit de vent et je vois une sorte de mouvement. Et j’ai eu l’espoir que le tableau soit vraiment capable de bouger, rien qu’un petit peu. Et voilà. » (Chris Rodley, « Entretiens avec David Lynch », Cahiers du Cinéma, p.30). Le rapport de David Lynch au cinéma est presque primitif, comparable à l’émerveillement ressenti par les spectateurs devant les spectacles de la lanterne magique ou les premières projections des Frères Lumière à la fin du 19e siècle.

Les films de David Lynch sont moins des récits que des expériences, comme en témoigne le résumé officiel de « l’intrigue » de son dernier opus Inland Empire : « Une histoire de mystère. Au cœur de ce mystère, une femme amoureuse et en pleine tourmente. ». C’est que David Lynch ne raconte pas, il montre. David Lynch n’explique pas, il fait ressentir. Ses films s’adressent directement à l’inconscient, aux impressions, aux émotions. C’est pourquoi le cinéaste américain ne se livre jamais à l’exercice de l’interprétation de sa propre filmographie. Pour lui, les mots ne peuvent être que réducteurs, à l’image de celui qui raconte son rêve à un ami et prend conscience que les mots sont incapables de rendre compte du ressenti. David Lynch n’est pas un « enfant du cinéma », mais il est comme un enfant au cinéma, fasciné par ces étranges images qui bougent sur l’écran et qui lui rappelle l’affreux cauchemar de la nuit précédente. Le dispositif cinématographique est au cœur même de son œuvre, de façon plus ou moins directe, parce que le cinéma, pour Lynch, c’est la magie à l’état pur.

La magie de la lumière

Au commencement du cinéma, il y a donc la lumière. Car sans lumière, point de projection possible. Bien sûr, tout cinéaste, même le plus mauvais, se sert de la lumière pour donner vie à ses images, et Lynch ne fait pas (et ne peut pas faire) exception de cette donnée du cinéma. La particularité du réalisateur réside plutôt dans son obsession à filmer des sources lumineuses au sein même de ses images, sources qui inondent l’image et permettent de les faire sortir du noir (donc du non-voir) dans lesquelles elles se trouvent originellement. David Lynch aime à filmer des lampes, ces petites lampes de chevet que l’on retrouve en multitudes dans EraserheadBlue VelvetLost HighwayMulholland Drive ou encore Inland Empire. Ainsi, les appartements des protagonistes de ces films sont éclairés non pas par des sources lumineuses extérieures au lieu, donc extra-diégétique, mais par des lampes présentes dans le cadre qui « projettent des zones de lumière isolées, repliées sur elles-mêmes [et] qui dessinent autant d’archipels de solitudes dans lesquelles vient s’enfermer chacun des protagonistes. » (Guy Astic, « Lost Highway, Le Purgatoire des sens », Dreamland, p.91) Ces lampes sont comme de petits projecteurs qui diffuseraient un (des) film(s) au sein du cadre et permettraient aux corps des personnages de prendre consistance et de se révéler au regard du spectateur.

On retrouve aussi dans les films de Lynch la figure de la lumière stroboscopique, ces flashes lumineux se produisant par intermittence qui découpent les mouvements en fractions fixes et autonomes. C’est que le cinématographe est lui-même basé sur cette idée d’intermittence de la lumière, chaque image étant séparée de la suivante par un noir. C’est donc, paradoxalement, le fait de ne pas projeter en continu mais de façon discontinue qui donne naissance à la fluidité du mouvement, par le biais du phénomène biologique de la persistance rétinienne. Filmer ce phénomène de stroboscopie revient donc à mettre à nu le fonctionnement même du dispositif cinématographique et en pointer le caractère magique. C’est, par exemple, au début de Lost Highway, lorsque Fred Madison exécute un solo de saxophone complètement débridé dans une boîte de nuit tandis que des flashes stroboscopiques bleus viennent recouvrir par intermittence son visage déformé. C’est, à la fin de Twin Peaks Fire Walk With Me, lorsque Leland Palmer assassine Laura dans le wagon de train abandonné. C’est, à la fin d’Eraserhead, lorsque le bébé monstrueux entame son ultime transformation ou « transfiguration », selon le mot de Michel Chion (Michel Chion, « David Lynch », Cahiers du Cinéma, p.207). La stroboscopie, comme le cinéma, c’est voir ou ne pas voir. Mais, plus précisément encore, c’est voir et ne pas voir.

Enfin, la question de la lumière, et donc, par extension, de la projection, se retrouve dans les films de David Lynch de façon beaucoup moins symbolique, beaucoup plus directe. C’est, par exemple, la scène d’introduction de Mulholland Drive, avec ses projections superposées d’images de couples en train de danser, images elles-mêmes extraites du film dans le film intitulé L’histoire de Sylvia North. Ce phénomène de projection en poupée russe, se dédoublant à l’infini, correspond à l’état mental du personnage de Naomi Watts, submergée par la schizophrénie. Le dernier opus de David Lynch, Inland Empire, s’ouvre lui aussi sur l’idée de la projection, d’une façon tout à fait claire : l’écran est noir, et un faisceau lumineux triangulaire semblable à celui d’un projecteur cinématographique vient éclairer les immenses lettres du titre du film. Et cela n’est pas étonnant lorsque l’on sait que le film raconte l’histoire d’une actrice en train de tourner un film qui est lui-même le remake d’un film inachevé. Vertige de la mise en abyme. Magie du cinéma.

La magie du temps

Dans son (excellent !) ouvrage consacré au cinéma d’horreur, Eric Dufour qualifie David Lynch de « cinéaste du temps » (Eric Dufour, Le cinéma d’horreur et ses figures, PUF, p.78). Comme pour la lumière, il est évident que tout cinéaste utilise la dimension temporelle pour réaliser un film, dimension elle aussi constitutive du dispositif cinématographique. Cette notion du temps est, comme l’a théorisé Gilles Deleuze, intimement liée à celle du mouvement. Il a été dit précédemment que David Lynch est venu au cinéma suite à son envie d’insuffler du mouvement à une image fixe (« Et j’ai eu l’espoir que le tableau soit vraiment capable de bouger, rien qu’un petit peu. »). Si David Lynch est un « cinéaste du temps », c’est parce qu’il fait de la temporalité un élément essentiel de son cinéma, qu’il ne l’utilise pas seulement pour raconter une histoire, mais pour en expérimenter les propriétés. On peut alors distinguer deux régimes différents de temporalité dans sa filmographie : la suspension et le surgissement. La suspension, comme l’explique Eric Dufour, « c’est l’anéantissement du devenir et l’impossibilité de pouvoir échapper à un présent condamné à se répéter perpétuellement. » (Eric Dufour, idem, p.69) Le surgissement, au contraire, c’est « la temporalité [qui] se détraque d’une autre manière, pour devenir un surgissement de quelque chose qui est toujours, à chaque instant, absolument nouveau, de sorte que toute continuité entre le passé et un présent toujours imprévisible est perdue. » (Eric Dufour, idem, p.76)

La notion de suspension du temps, on la retrouve par exemple de manière très éloquente dans Lost Highway, lors de la séquence de rencontre avec l’Homme-Mystère. Fred Madison est au bar, dans une salle remplie de monde et de musique, lève la tête et aperçoit un homme qui se dirige vers lui. A ce moment, la musique de la fête disparaît pour laisser place à une note très discrète et continue.

Les visages des deux hommes sont alors cadrés de façon serrés et l’arrière-plan devient flou. S’ensuit alors un dialogue des plus étrange, dans lequel l’Homme-Mystère explique à Fred qu’il se tient à la fois ici, devant lui, et dans sa maison. A la fin de la brève discussion, l’Homme-Mystère tourne les talons et disparaît dans la foule tandis que la musique de la fête revient et que l’arrière-plan redevient net. La rencontre des deux hommes semble donc s’être déroulée durant un laps de temps comme suspendu. Une sorte de parenthèse, un décrochement, presque un trou temporel venant percer la continuité de la séquence. Cette suspension du temps se traduit également par le fait qu’il est très difficile d’identifier les différents régimes temporels (passé, présent et futur) dans les films de Lynch, plus particulièrement dans ses derniers opus que sont Lost HighwayMulholland Drive et Inland Empire.

Deux séquences presque semblables peuvent être mises en parallèle pour illustrer cette idée, à savoir dans Lost Highway et Inland Empire. Au début de Lost Highway, Fred Madison, seul chez lui, décroche son interphone et entend une voix non-identifiée qui lui dit « Dick Laurent est mort. ». Puis, vers la fin du film, Fred Madison s’arrête devant chez lui, sonne à l’interphone et dit à celui qui décroche que « Dick Laurent est mort. » avant de s’enfuir en voiture, poursuivis par la police. Au début d’Inland Empire quatre personnages (Nikki, Devon, Kinglsey et Freddie) sont sur un plateau de tournage, occupés à répéter une scène du film qu’ils s’apprêtent à tourner. Puis Kinglsey (Jeremy Irons), réalisateur du film dans le film, entend du bruit venant de quelque part dans le décor, et Devon (Justin Theroux), acteur du film dans le film, se lève et de sa chaise sous les yeux de Nikki (Laura Dern), actrice du film dans le film, pour explorer chaque recoin du plateau sans jamais trouver qui que ce soit.

Plus tard dans le film, Nikki, seule dans sa maison, ouvre une porte et se retrouve à errer dans le dédale d’un plateau de cinéma. Elle aperçoit alors Devon, Kinglsey, Freddie (Harry Dean Stanton) et elle-même en train de répéter une scène du film qu’ils s’apprêtent à tourner. Prise de panique, elle s’enfuit et c’est alors que Kingsley entend du bruit et que Devon part explorer chaque recoin du plateau. Ici, il est impossible de dire si l’une des séquences est plus « réelle » que l’autre, si l’une se passe avant et l’autre après, si l’une est la conséquence ou l’origine de l’autre. Ainsi, « c’est comme si cet événement apparaissait comme l’horizon impossible à connaître d’une infinité de perspectives possibles non totalisables, comme un point de fuite duquel on pourrait se rapprocher sans jamais l’atteindre. » (Eric Dufour, idem, p.73) Le personnage interprété par Laura Dern dans Inland Empire explicite d’ailleurs clairement cette notion au sein même du film lorsqu’elle dit : « Je suis en train de vous expliquer comment se sont passé les choses. C’est juste que je ne sais plus ce qui vient avant et ce qui vient après. »

Mulholland Drive est lui aussi entièrement construit sur cette idée selon laquelle il n’y a pas « un temps linéaire, c’est-à-dire réel ou effectif, mais uniquement une succession de possibilités, de temps qui s’opposent, donc non pas un unique temps, mais différentes temporalités qui s’entrecroisent et parfois se rencontrent sans pouvoir toutefois jamais véritablement être unifiées […]. » (Eric Dufour, idem, p.73) Le spectateur est incapable de dire si c’est la première partie du film qui est rêvée par le personnage, ou si c’est la seconde, ou si ce sont les deux parties ou si ce n’est aucune des deux. La notion de cause à effet, primordiale au cinéma pour pouvoir raconter une histoire, est ici complètement abolie et provoque chez le spectateur une sensation de malaise tout à fait perturbante.

Une chose est sûre, c’est que les films de David Lynch sont (de plus en plus) imprévisibles. Imprévisibles au sens le plus basique du terme, autrement dit que l’on ne peut absolument pas pré-voir : « La narration cinématographique traditionnelle, avec son exigence de logique et de lisibilité, n’intéresse donc que très peu David Lynch, tout comme le fait de se limiter à travailler dans un seul genre à la fois. » (Chris Rodley, Idem, p.4). Le spectateur d’un film de Lynch est conscient que, au détour d’un raccord, d’un fondu ou d’un dialogue, tout peut arriver, à n’importe quel moment, sans raison apparente. Le fait que les films du cinéaste ne peuvent pas être classés dans un genre bien défini participe en effet de cette volonté de travailler cette notion d’imprévisibilité, car le genre est ce qui permet au spectateur de connaître à l’avance (donc de pré-voir) les codes narratifs et esthétiques qui vont lui être proposés le temps de la projection.

Chez Lynch, on passe du film noir au film d’horreur, de la comédie burlesque à la science-fiction, et ce non pas de films en films, mais au sein d’un même film. Et, chose encore plus perturbante, les personnages eux-mêmes sont susceptibles de changer d’identité à tout moment, comme c’est le cas de Fred Madison/Pete Dayton et Renée Madison/Alice Wakefield dans Lost Highway, de Betty Elms/Diane Selwyn et Rita/Camilla Rhodes dans Mulholland Drive ou encore Nikki Grace/Susan Blue et Devon Berk/Billy Side dans Inland Empire.

Cette imprévisibilité, définie par Eric Dufour sous le terme de « surgissement », est pour Lynch une composante essentielle du cinéma, comparable à celle qui se produit au sein d’un rêve. Dans un rêve, chacun sait qu’une porte que l’on ouvre peut mener au fin fond de l’espace qui se transformera ensuite en cabinet de toilette puis en bateau de croisière, tout comme son voisin de palier deviendra Indiana Jones puis un cousin éloigné. C’est ce surgissement de ce qui est « toujours, à chaque instant, absolument nouveau » qui permet à Lynch de mettre au point ces « films-rêves » que sont Eraserhead, Blue Velvet, Twin Peaks, Lost Highway, Mulholland Drive et, plus que jamais, Inland Empire. C’est que le rêve est lui aussi de l’ordre de la projection, une projection mentale, et il s’agit moins pour le cinéaste de mettre en scène des rêves que de faire des films qui seraient eux-mêmes des rêves : « C’est justement là que réside le pouvoir du cinéma. Et même là, on n’y arrive pas toujours, parce que le rêveur a cru [à son rêve] à mille pour cent. Le rêve n’a eu lieu que pour lui. Pour lui, c’est unique et complètement personnel. Mais avec des sons, des situations et du temps, on peut vraiment s’approcher du même résultat pour le spectateur d’un film. » (Chris Rodley, idem, p.17).

La magie du son

Si David Lynch est venu au cinéma pour le mouvement (le temps), il y est également venu pour le son (« je regarde cette figure, j’entends un bruit de vent et je vois une sorte de mouvement. ») Depuis son premier film, Lynch participe donc de très près à la conception sonore des ses films car pour lui, le son ne sert pas simplement d’illustration aux images, il permet de leur conférer de l’espace, de les inscrire dans une ambiance et un rythme particulier. On peut tout autant écouter les films de David Lynch que les regarder : « C’est bien à l’impression sonore que Lynch travaille. Ne privilégiant pas la représentation mimétique et les liens synchrones entre image et son, il se soucie plutôt de donner à l’espace sonore une autonomie, de le désagréger pour voir comment les sons circulent, s’aimantent en lui. » (Guy Astic, idem, p.86) Il n’est donc pas étonnant de savoir que Lynch a composé et interprété un album intitulé Blue Bob, en collaboration avec le musicien John Neff ; qu’il a mis en scène un spectacle musical dont le titre, Industrial Symphony N°1, en résume le contenu ; qu’il a composé certains morceaux et écrits certaines chansons pour ses films ou encore qu’il possède chez lui, dans sa maison, un studio d’enregistrement dans lequel il peut se livrer à toutes sortes d’expérimentations sonores.

Cette fascination pour l’élément sonore, en tant que monde autonome capable de donner naissance à des émotions et qui, couplé avec l’image, donne corps à un monde mystérieux et magique, explique peut-être la présence récurrente, voire répétitive, des séquences musicales dans ses films. Non pas des séquences musicales dans lesquelles une chanson extra-diégétique vient illustrer et rythmer une séquence (celle des essayages en cabines dans Pretty Woman sur la chanson éponyme de Roy Orbison, pour en citer un exemple célèbre, ou à la façon d’un Scorsese dans Casino), mais des séquences musicales dans lesquelles il s’agit de mettre en scène des individus en train de créer de la musique, et le plus souvent en train d’interpréter une chanson.

C’est, par exemple, la séquence avec la Femme du Radiateur dans Eraserhead qui interprète une chanson, face caméra, sur une scène sans public ; c’est l’interprétation de Blue Velvet par Isabella Rossellini dans le film éponyme ; c’est l’interprétation de Love Me par Nicolas Cage dans Sailor et Lula lors de séquence de la boîte de nuit ; c’est la longue séquence dans le Club Silencio dans Mulholland Drive ou encore la danse effectuée par le groupe de prostituées dans Inland Empire. Ici, la musique n’est donc pas illustrative, comme plaquée sur l’image, mais elle vient de l’intérieur même de l’image, elle en est une composante essentielle et indivisible : « N’importe qui peut prendre une chanson et la mettre dans un film. Ce qui me plaît, c’est quand la chanson n’est pas seulement une couche en plus ! Il faut vraiment qu’elle ait en elle-même quelque chose qui plonge au plus profond de l’histoire. Ca peut créer quelque chose d’abstrait ou de lyrique. Et alors c’est vraiment un truc dont on ne peut pas se passer. Ca ne peut pas être simplement un morceau de musique. » (Chris Rodley, idem, p.102)

Lynch a souvent expliqué que certaines images, certaines séquences, et parfois même certains films, sont directement nés de chansons ou de morceaux musicaux. Blue Velvet, par exemple, est né de l’écoute de la chanson éponyme de Bobby Vinton qui a fait naître en Lynch des visions particulières (il parle de « pelouses dans un quartier », d’une fille « aux lèvres rouges » et, bien sûr, d’un morceau de velours bleu). Si c’est par l’intermédiaire de l’oreille que Lynch a plongé dans le film, c’est également ce qui arrive au personnage principal, Jeffrey (Kyle MacLachlan), qui trouve une oreille coupée dans une prairie, élément déclencheur qui le fera plonger dans un monde inquiétant. Cette notion de « plongée dans un monde » est soulignée par le fait que Lynch effectue un travelling avant en très gros plan qui plonge dans le creux de l’oreille coupée, creux qui apparaît alors immense, susceptible d’ouvrir sur un univers entier. C’est également suite à l’écoute de la chanson I’m Deranged de David Bowie que Lynch a imaginé tout le début de Lost Highway, avec cet homme, seul dans sa maison, qui semble perdu dans les ténèbres et la confusion.

Enfin, le son, au cinéma, c’est également les dialogues, autrement dit les mots. Pour Lynch, les mots sont des éléments physiques, ce sont des formes, ou plus précisément un agencements de formes. C’est pourquoi ses peintures contiennent souvent, pour ne pas dire toujours, des lettres, des mots, et ce autant pour leur sens que pour leur apparence. L’un de ses premiers travaux cinématographique s’intitule d’ailleurs The Alphabet, un court-métrage mêlant prises de vues réelles et animation qui lui permet d’expérimenter toutes sortes de choses autour des lettres. On retrouve ce motif des lettres dans Twin Peaks, dans lequel les policiers retrouvent des lettres sous les ongles des victimes du tueur sans que l’on ne connaisse jamais leur signification. Ainsi, le cinéma permet autant à Lynch de dire les mots que de les montrer.

La façon dont s’expriment les personnages des films de David Lynch est également tout à fait particulière. A ce propos, le cinéaste déclare : « On peut considérer les dialogues comme des espèces d’effets sonores ou musicaux. » (Chris Rodley, idem, p.52) Encore une fois, c’est autant ce que disent les personnages que la façon dont ils s’expriment qui intéresse le cinéaste. La scène de la soirée chez les parents de Mary dans Eraserhead est très révélatrice de ce rapport à la parole : si les personnages échangent des propos très conventionnels, le tempo non-naturel imposé par le cinéaste pour cet échange verbal donne à la scène un caractère unique. Il y a une sorte de trou entre chaque phrase, si bien que les mots semblent déconnectés l’un de l’autre, à l’image des personnages en présence dans la scène. La première partie de Lost Highway fonctionne également sur ce principe, où le couple Madison s’exprime « comme s’il était dans une pièce mortuaire et ses rares échangent résonnent comme dans un tombeau. » (Guy Astic, idem, p.85). Chaque phrase est entrecoupée de longs silences, pesants, pleins de non-dits. Un mot peut en cacher un autre. Et puis encore un autre. Si bien que leur sens premier est totalement brouillé et remis en cause : lorsque Fred demande à sa femme ce qu’elle va faire de sa soirée, elle lui répond qu’elle va « lire » ; et ce simple mot, qui se détache nettement dans le silence de la pièce, résonne de façon étrange aux oreilles de Fred et du spectateur soudain pris par le doute et la confusion. Chez Lynch, rien n’est fiable à cent pour cent. Ni les images. Ni les sons. Ni les mots. Surtout pas les mots.

Epilogue

« Les rêves éveillés sont de tous les plus importants, ceux qui se produisent quand je suis tranquillement installé dans mon fauteuil et que je laisse mon esprit vagabonder. Quand on dort, on ne contrôle pas ses rêves. J’aime plonger dans un monde de rêve que j’ai créé ou découvert ; un monde que j’ai choisi. » (Chris Rodley, idem, p.17) Pour David Lynch, le cinéma est donc de l’ordre de la magie, un dispositif technique qui permet de donner vie et de contrôler des images, des sons, des impressions, des idées qui peuplent son cerveau sans cesse en ébullition. Cette fascination pour le dispositif cinématographique se retrouve donc au sein même de ses films, ce qui est une façon de signifier au spectateur que rien de tout cela n’est réel, qu’il ne s’agit que d’une projection. A moins que ce ne soit la réalité elle-même qui ne soit pas si réelle que cela…

Source: Nicolas Ravain

Il était une fois le cinema

Amitiés

Claude Sarfati

Soleil d’hiver

 

Je vous souhaite de joyeuses fêtes de fin d’année.

Ensoleillé dans vos cœurs, dans vos esprits.

Profitez, partagez (sans modération) de l’amour.

 

Tous les soleils

Film réalisé par Philippe Claudel

Musique: La Tarentelle, Christine pluhar

Absent du 23 décembre 2024 au 05 Janvier 2025 inclus,

vous pouvez tout de mêm e reserver vôtre consultation,

faire votre tirage de Yi King…

Dés mon retour, je vous contacterai…

Joyeuses fêtes: Claude Sarfati.

 

La Danse de la réalité (La Danza de la Realidad)

Dans les années 30, la famille Jodorowsky s’installe dans la petite ville portuaire de Tocopilla, au Chili. Le père, Jaime, est pétri de contradictions : ancien artiste de cirque, il est juif, communiste, violemment athée. Il tient une droguerie (la « Casa Ukrania« ) et voue un culte à Staline. La mère est une matrone à la poitrine opulente qui ne s’exprime qu’en airs d’opéra. Catholique, profondément religieuse, elle est persuadée que son fils est la réincarnation de son propre père. La Danse de la réalité (La Danza de la Realidad) est l’autobiographie imaginaire d’Alejandro Jodorowsky, cinéaste culte, écrivain et poète, scénariste de bande-dessinée, « psychomagicien », tireur de tarot, membre fondateur du mouvement Panique (avec Topor et Arrabal) et figure majeure de la contre-culture perchée des années 70. Le film marque son grand retour derrière la caméra (il n’avait rien tourné depuis 1990).

La Danse de la réalité est un carnaval bourré à craquer d’images, d’outrances et de fulgurances. Il n’est pas nécessaire de le mettre sur le compte des quelques 23 années d’ascèse cinématographique qui l’ont précédé : tous les films de Jodorowsky sont construits sur ce principe d’accumulation baroque. En revanche, cette période qui a vu se succéder les projets avortés faute de financement explique sans doute l’étonnante ode à l’argent qui tient lieu de prologue (« l’argent est comme le sang : s’il circule, il est la vie« ).

La première partie du film est peut-être celle qui déroutera le plus les spectateurs. Il s’agit d’une succession de vignettes, parfois drôles, parfois étranges ou énigmatiques, qui mettent en scène le jeune Jodorowsky, écartelé entre ses deux parents que tout oppose et tentant désespérément de plaire à son père, qui lui inflige les supplices les plus absurdes pour faire de lui un homme digne de ce nom. Sur son chemin, le jeune Jodorowsky croise la population bigarrée de Tocopilla : un théosophe, une cohorte de lépreux, des mendiants estropiés ramassés à la pelleteuse, un cireur de chaussures qu’une paire de souliers rouges conduira à sa perte, des fascistes et des antisémites d’opérette, des pompiers en uniforme. Au cours de ces séquences, on passe de l’onirisme (la mer blessée par une pierre qui recrache des milliers de poissons) au grotesque (la mère de Jodorowsky qui urine sur son père pour le guérir de la lèpre) et au sublime (lorsque pour guérir son fils de ses terreurs nocturnes, la mère le badigeonne entièrement de cirage et entame avec lui une étrange danse afin de « devenir lui-même l’obscurité« ). Ce déluge d’images rappelle tour à tour Fellini, Bunuel, et Jodorowsky lui-même. Le film répète certains motifs récurrents dans son oeuvre mais il est aussi autobiographique et on en vient à se demander qui, de la vie ou de la fiction, a inspiré l’autre.

La seconde partie du film se concentre sur les aventures picaresques de Jaime, qui s’est décidé à exécuter le dictateur Carlos Ibañez, en prenant la place de son palefrenier (cette partie de l’histoire est totalement fantasmée). Jaime est joué à la perfection par Brontis, le fils de Jodorowsky, qui interprète donc son propre grand-père. Au fur et à mesure que le film s’achemine vers sa conclusion, on comprend mieux où Jodorowsky voulait en venir : au rachat symbolique de son père – un homme brutal fasciné par l’autorité – par le biais d’une psychanalyse imaginaire. Cette conclusion est peut-être un peu trop appuyée, mais elle a le mérite de fournir une espèce d’évidence au film, une clé qui manque à d’autres oeuvres plus barrées de Jodorowsky.

La Danse de la réalité a également des allures de testament : le Jodorowsky d’aujourd’hui apparait parfois, comme un fantôme ou un guide spirituel, derrière son double cinématographique.  La sérénité du vieil homme de 85 ans, sa sagesse et son acceptation de la mort qui approche, répondent avec tendresse (et un brin de mégalomanie) aux angoisses du petit garçon (« réjouis-toi de tes chagrins, grâce à eux tu deviendras moi« ). Jodorowsky voit peut-être la mort approcher, mais son film fait preuve d’une étonnante jeunesse, et d’une foi dans le cinéma avec laquelle aucun autre film présenté à Cannes ne rivalise. La Danse de la réalité est un diamant brut.

Source: L’armurerie de Tchekhov

Amitiés: Claude Sarfati.

La poussière du temps

Au fil de mes articles sur le cinéaste grec Théo Angelopoulos  décédé le 24 janvier 2012 au Pirée, j’ai essayé de transmettre son « credo »: La ruine des utopies sur la vie des gens.

De la grande histoire collective à celle que l’on vit chacun, il trace des lignes qui souvent nous transpercent.

Nos aînés pensaient avoir suffisamment souffert pour que les générations à venir partagent un monde meilleur, plus équitable.

Dans Alexandre le grand, il montre comment les Dictateurs sont en réalité des marionnettes qui existent parce que le peuple leur prête vie et les acclame.

Angelopoulos a toujours préféré la vie ordinaire des gens de la rue à celle extraordinaire des dominants qui traversent leur vie sans jamais souffrir du quotidien.

Dans Le pas suspendu de la cigogne, Alexandre est un jeune journaliste qui lors d’un reportage  sur le sort des réfugiés près d’une frontière traverse le destin d’un homme politique disparu qui a quitté les fastes du pouvoir pour partager les restes d’une société insolente, intolérante, inconsciente.

Dans L’éternité et un jour, il montre notre condition humaine dont la vie peut être résumée en un jour. Alexandre, écrivain célèbre, alors qu’il apprend être victime d’une grave maladie dont il devra bientôt mourir croise un jeune réfugié et décide de le raccompagner à la frontière.

Dans La poussière du temps, dernier film  achevé du cinéaste sorti en France en février 2013,un réalisateur qui raconte la vie de ses parents, un voyage à travers la vaste histoire et les événements des cinquante dernières années. La poussière du temps rend  la mémoire alléatoire.

La vieille Europe voit ses vieilles utopies humanistes devenir un souvenir confus.

Du retraité qui vient sur la place publique se tirer une balle dans la tête au jeune homme assassiné a coups de poings en plein cœur de la cité, la violence aveugle que nos parents croyaient avoir vaincue, renaît de ses cendres tel un phœnix  créé dans un imaginaire sans mémoire.

Les pouvoirs changent de mains, jamais de têtes, ceux sont toujours les mêmes qui dirigent aveuglément les peuples vers les précipices.

Angélopoulos  avait-il perçu le 24 janvier 2012 que son pays à peine remis d’une longue dictature allait replonger dans l’impensable, dans l’horreur d’une pensée copiée, recopiée à l’infini.

On éteint les télés et même si le pouvoir médiatique n’est que le reflet idéalisé du pouvoir tout court, on éteint le partage, l’information, l’opinion publique…

Tout est prêt pour la terreur à 1500 kilomètres de Paris.

Les révolutions? Parlons-en! comme disait Léo Ferré, les révolutions qu’on nous montre sont toujours celles qui arrangent le pouvoir, on serait même tenté d’y apporter son panier pour n’en pas perdre une miette, on leur donne un joli nom, arranges-toi avec ça!

La fameuse Troïka nous prépare ce monde nouveau que chacun espère mais à sa manière et là, L’espoir n’a plus sa place, L’humanisme non plus.

Notre télévision émet toujours mais le service public fait du ménage pour la même redevance; on remplace des émissions culturelles  qui pourraient éveiller des esprits en les remplaçant par des séries bien ronronnantes.

Theo Angelopoulos décède pendant le tournage de L’Autre mer, la troisième partie de sa trilogie. Il comptait y évoquer la dernière blessure de la Grèce, la crise financière, la faillite de son pays, et celle de l’Europe.

C’est donc la crise qui a assassiné, l’image que voulait en montrer Angelopoulos ne lui convenait pas.

Elle est ce qui reste des utopies sur la vie des gens.

Amitiés: Claude Sarfati.

Arthur Rimbaud

rimbaud

Jean-Nicolas-Arthur Rimbaud naît à Charleville le 20 octobre 1854, meurt à Marseille le 20 novembre 1891.

Les Poètes de sept ans

à  M. P. Demeny.

Et la mère, fermant le livre du devoir,s’en allait satisfaite et très fière sans voir,

dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences,l’âme de son enfant livrée aux répugnances.

Tout le jour, il suait d’obéissance; très Intelligent; pourtant des tics noirs, quelques traits semblaient prouver en lui d’âcres hypocrisies.

Dans l’ombre des couloirs aux tentures moisies,en passant il tirait la langue, les deux poings à l’aine, et dans ses yeux fermés voyait des points.

Une porte s’ouvrait sur le soir : à la lampe on le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe,sous un golfe de jour pendant du toit.

L’été surtout, vaincu, stupide, il était entêté à se renfermer dans la fraîcheur des latrines: Il pensait là, tranquille et livrant ses narines.

Quand, lavé des odeurs du jour, le jardinet derrière la maison, en hiver, s’illunait, gisant au pied d’un mur, enterré dans la marne.

Et pour des visions écrasant son oeil darne, il écoutait grouiller les galeux espaliers.

Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers Qui, chétifs, fronts nus, oeil déteignant sur la joue,cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue Sous des habits puant la foire et tout vieillots, conversaient avec la douceur des idiots !

Et si, l’ayant surpris à des pitiés immondes,sa mère s’effrayait; les tendresses, profondes,

de l’enfant se jetaient sur cet étonnement. C’était bon. Elle avait le bleu regard, – qui ment !

-à sept ans, il faisait des romans, sur la vie du grand désert, où luit la Liberté ravie,forêts, soleils, rios, savanes !

– Il s’aidait de journaux illustrés où, rouge, il regardait des Espagnoles rire et des Italiennes. Quand venait, l’oeil brun, folle, en robes d’indiennes,

– Huit ans, – la fille des ouvriers d’à côté,la petite brutale,et qu’elle avait sauté, Dans un coin, sur son dos, en secouant ses tresses,Et qu’il était sous elle, il lui mordait les fesses,Car elle ne portait jamais de pantalons;

– Et, par elle meurtri des poings et des talons,remportait les saveurs de sa peau dans sa chambre. Il craignait les blafards dimanches de décembre,où, pommadé, sur un guéridon d’acajou, Il lisait une Bible à la tranche vert-chou ; Des rêves l’oppressaient, chaque nuit, dans l’alcôve.

Il n’aimait pas Dieu; mais les hommes, qu’au soir fauve,noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg Où les crieurs, en trois roulements de tambour, Font autour des édits rire et gronder les foules.

– Il rêvait la prairie amoureuse, où des houlesLumineuses, parfums sains, pubescences d’or, font leur remuement calme et prennent leur essor !

Et comme il savourait surtout les sombres choses, Quand, dans la chambre nue aux persiennes closes,Haute et bleue,âcrement prise d’humidité,

Il lisait son roman sans cesse médité,plein de lourds ciels ocreux et de forêts noyées, de fleurs de chair aux bois sidérals déployées,vertige, écroulement, déroutes et pitié !

– Tandis que se faisait la rumeur du quartier,

En bas, – seul et couché sur des pièces de toile écrue,

et pressentant violemment la voile !

A. R.26 mai 1871

Amitiés

Claude Sarfati