La poussière du temps

Au fil de mes articles sur le cinéaste grec Théo Angelopoulos  décédé le 24 janvier 2012 au Pirée, j’ai essayé de transmettre son « credo »: La ruine des utopies sur la vie des gens.

De la grande histoire collective à celle que l’on vit chacun, il trace des lignes qui souvent nous transpercent.

Nos aînés pensaient avoir suffisamment souffert pour que les générations à venir partagent un monde meilleur, plus équitable.

Dans Alexandre le grand, il montre comment les Dictateurs sont en réalité des marionnettes qui existent parce que le peuple leur prête vie et les acclame.

Angelopoulos a toujours préféré la vie ordinaire des gens de la rue à celle extraordinaire des dominants qui traversent leur vie sans jamais souffrir du quotidien.

Dans Le pas suspendu de la cigogne, Alexandre est un jeune journaliste qui lors d’un reportage  sur le sort des réfugiés près d’une frontière traverse le destin d’un homme politique disparu qui a quitté les fastes du pouvoir pour partager les restes d’une société insolente, intolérante, inconsciente.

Dans L’éternité et un jour, il montre notre condition humaine dont la vie peut être résumée en un jour. Alexandre, écrivain célèbre, alors qu’il apprend être victime d’une grave maladie dont il devra bientôt mourir croise un jeune réfugié et décide de le raccompagner à la frontière.

Dans La poussière du temps, dernier film  achevé du cinéaste sorti en France en février 2013,un réalisateur qui raconte la vie de ses parents, un voyage à travers la vaste histoire et les événements des cinquante dernières années. La poussière du temps rend  la mémoire alléatoire.

La vieille Europe voit ses vieilles utopies humanistes devenir un souvenir confus.

Du retraité qui vient sur la place publique se tirer une balle dans la tête au jeune homme assassiné a coups de poings en plein cœur de la cité, la violence aveugle que nos parents croyaient avoir vaincue, renaît de ses cendres tel un phœnix  créé dans un imaginaire sans mémoire.

Les pouvoirs changent de mains, jamais de têtes, ceux sont toujours les mêmes qui dirigent aveuglément les peuples vers les précipices.

Angélopoulos  avait-il perçu le 24 janvier 2012 que son pays à peine remis d’une longue dictature allait replonger dans l’impensable, dans l’horreur d’une pensée copiée, recopiée à l’infini.

On éteint les télés et même si le pouvoir médiatique n’est que le reflet idéalisé du pouvoir tout court, on éteint le partage, l’information, l’opinion publique…

Tout est prêt pour la terreur à 1500 kilomètres de Paris.

Les révolutions? Parlons-en! comme disait Léo Ferré, les révolutions qu’on nous montre sont toujours celles qui arrangent le pouvoir, on serait même tenté d’y apporter son panier pour n’en pas perdre une miette, on leur donne un joli nom, arranges-toi avec ça!

La fameuse Troïka nous prépare ce monde nouveau que chacun espère mais à sa manière et là, L’espoir n’a plus sa place, L’humanisme non plus.

Notre télévision émet toujours mais le service public fait du ménage pour la même redevance; on remplace des émissions culturelles  qui pourraient éveiller des esprits en les remplaçant par des séries bien ronronnantes.

Theo Angelopoulos décède pendant le tournage de L’Autre mer, la troisième partie de sa trilogie. Il comptait y évoquer la dernière blessure de la Grèce, la crise financière, la faillite de son pays, et celle de l’Europe.

C’est donc la crise qui a assassiné, l’image que voulait en montrer Angelopoulos ne lui convenait pas.

Elle est ce qui reste des utopies sur la vie des gens.

Amitiés: Claude Sarfati.

Arthur Rimbaud

rimbaud

Jean-Nicolas-Arthur Rimbaud naît à Charleville le 20 octobre 1854, meurt à Marseille le 20 novembre 1891.

Les Poètes de sept ans

à  M. P. Demeny.

Et la mère, fermant le livre du devoir,s’en allait satisfaite et très fière sans voir,

dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences,l’âme de son enfant livrée aux répugnances.

Tout le jour, il suait d’obéissance; très Intelligent; pourtant des tics noirs, quelques traits semblaient prouver en lui d’âcres hypocrisies.

Dans l’ombre des couloirs aux tentures moisies,en passant il tirait la langue, les deux poings à l’aine, et dans ses yeux fermés voyait des points.

Une porte s’ouvrait sur le soir : à la lampe on le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe,sous un golfe de jour pendant du toit.

L’été surtout, vaincu, stupide, il était entêté à se renfermer dans la fraîcheur des latrines: Il pensait là, tranquille et livrant ses narines.

Quand, lavé des odeurs du jour, le jardinet derrière la maison, en hiver, s’illunait, gisant au pied d’un mur, enterré dans la marne.

Et pour des visions écrasant son oeil darne, il écoutait grouiller les galeux espaliers.

Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers Qui, chétifs, fronts nus, oeil déteignant sur la joue,cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue Sous des habits puant la foire et tout vieillots, conversaient avec la douceur des idiots !

Et si, l’ayant surpris à des pitiés immondes,sa mère s’effrayait; les tendresses, profondes,

de l’enfant se jetaient sur cet étonnement. C’était bon. Elle avait le bleu regard, – qui ment !

-à sept ans, il faisait des romans, sur la vie du grand désert, où luit la Liberté ravie,forêts, soleils, rios, savanes !

– Il s’aidait de journaux illustrés où, rouge, il regardait des Espagnoles rire et des Italiennes. Quand venait, l’oeil brun, folle, en robes d’indiennes,

– Huit ans, – la fille des ouvriers d’à côté,la petite brutale,et qu’elle avait sauté, Dans un coin, sur son dos, en secouant ses tresses,Et qu’il était sous elle, il lui mordait les fesses,Car elle ne portait jamais de pantalons;

– Et, par elle meurtri des poings et des talons,remportait les saveurs de sa peau dans sa chambre. Il craignait les blafards dimanches de décembre,où, pommadé, sur un guéridon d’acajou, Il lisait une Bible à la tranche vert-chou ; Des rêves l’oppressaient, chaque nuit, dans l’alcôve.

Il n’aimait pas Dieu; mais les hommes, qu’au soir fauve,noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg Où les crieurs, en trois roulements de tambour, Font autour des édits rire et gronder les foules.

– Il rêvait la prairie amoureuse, où des houlesLumineuses, parfums sains, pubescences d’or, font leur remuement calme et prennent leur essor !

Et comme il savourait surtout les sombres choses, Quand, dans la chambre nue aux persiennes closes,Haute et bleue,âcrement prise d’humidité,

Il lisait son roman sans cesse médité,plein de lourds ciels ocreux et de forêts noyées, de fleurs de chair aux bois sidérals déployées,vertige, écroulement, déroutes et pitié !

– Tandis que se faisait la rumeur du quartier,

En bas, – seul et couché sur des pièces de toile écrue,

et pressentant violemment la voile !

A. R.26 mai 1871

Amitiés

Claude Sarfati

La paresse

L’âme adore nager. Pour nager on s’étend sur le ventre. L’âme se déboîte et s’en va. Elle s’en va en nageant. (Si votre âme s’en va quand vous êtes debout, ou assis, ou les genoux ployés, ou les coudes, pour chaque position corporelle différente l’âme partira avec une démarche et une forme différentes, c’est ce que j’établirai plus tard). On parle souvent de voler. Ce n’est pas ça. C’est nager qu’elle fait. Et elle nage comme les serpents et les anguilles, jamais autrement. Quantité de personnes ont ainsi une âme qui adore nager. On les appelle vulgairement des paresseux. Quand l’âme quitte le corps par le ventre pour nager, il se produit une telle libération de je ne sais quoi, c’est un abandon, une jouissance, un relâchement si intime… L’âme s’en va nager dans la cage de l’escalier ou dans la rue suivant la timidité ou l’audace de l’homme, car toujours elle garde un fil d’elle à lui, et si ce fil se rompait (il est parfois très ténu, mais c’est une force effroyable qu’il faudrait pour rompre le fil) ce serait terrible pour eux (pour elle et pour lui). Quand donc elle se trouve occupée à nager au loin, par ce simple fil qui lie l’homme à l’âme s’écoulent des volumes et des volumes d’une sorte de matière spirituelle, comme de la boue, comme du mercure, ou comme un gaz _ jouissance sans fin. C’est pourquoi le paresseux est indécrottable. Il ne changera jamais. C’est pourquoi aussi la paresse est la mère de tous les vices.

Car qu’est-ce qui est plus égoïste que la paresse?

Elle a des fondements que l’orgueil n’a pas.

Mais les gens s’acharnent sur les paresseux. Tandis qu’ils sont couchés, on les frappe, on leur jette de l’eau fraîche sur la tête, ils doivent vivement ramener leur âme. Ils vous regardent alors avec ce regard de haine, que l’on connaît bien, et qui se voit surtout chez les enfants.

Henri Michaux extrait de (Mes propriétés) 1929.

Âme te souvient-il de Paul Verlaine dite par Léo Ferré

Amitiés: Claude Sarfati

Ballade des pendus

françois villon3

Nous avons vus dans les articles sur le catharisme comment les « dogmes » et le « pouvoir » peuvent transformer les hommes, tous les hommes en d’horribles bourreaux pour leurs frères.

Un poète du moyen âge (1431-1463) à su écrire la cruauté avec des mots qui résonnent encore à nos oreilles : François de Montcorbier dit : François Villon précurseur des poètes maudits.

Villon a eu des démêlés avec la justice et a été une fois condamné à mort (il a été gracié par Louis XI). Peu après cette affaire où il échappe à sa pendaison, on perd sa trace.
Dans ce poème, Villon donne la parole à des suppliciés qui revendiquent le lien fondamental qui les unit à tous les êtres humains et qui en appelle à la miséricorde des vivants
. Ce poème est un appel à la charité chrétienne, valeur très puissante au Moyen Âge. La rédemption est au cœur de la ballade. Villon reconnaît qu’il s’est trop occupé de son être de chair au détriment de sa spiritualité.

Ballade des pendus (version originale):

Frères humains qui après nous vivez
N’ayez les coeurs contre nous endurciz,
Car, se pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tost de vous merciz.
Vous nous voyez cy attachez cinq, six
Quant de la chair, que trop avons nourrie,
Elle est pieça devoree et pourrie,
Et nous les os, devenons cendre et pouldre.
De nostre mal personne ne s’en rie :
Mais priez Dieu que tous nous veuille absouldre!

Se frères vous clamons, pas n’en devez
Avoir desdain, quoy que fusmes occiz
Par justice. Toutesfois, vous savez
Que tous hommes n’ont pas le sens rassiz;
Excusez nous, puis que sommes transis,
Envers le filz de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l’infernale fouldre.
Nous sommes mors, ame ne nous harie;
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!

La pluye nous a débuez et lavez,
Et le soleil desséchez et noirciz:
Pies, corbeaulx nous ont les yeulx cavez
Et arraché la barbe et les sourciz.
Jamais nul temps nous ne sommes assis;
Puis ça, puis la, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous charie,
Plus becquetez d’oiseaulx que dez à couldre.
Ne soyez donc de nostre confrarie;
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!

Prince Jhesus, qui sur tous a maistrie,
Garde qu’Enfer n’ait de nous seigneurie :
A luy n’avons que faire ne que souldre.
Hommes, icy n’a point de mocquerie;
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre.

 
(Transcription : Lagarde et Michard)

ballade3

Bruegel, La pie sur le gibet (1568)

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Version Léo Ferré ( L’amour n’a pas d’âge)

Poème de François Villon entremêlé à un texte d’Épitaphe du dit Villon

Frères humains qui après nous vivez
N’ayez les cœurs contre nous endurcis
Car si pitié de nous pauvres avez
Dieu en aura plus tôt de vous merci

Vous nous voyez ci attachés cinq six
Quand de la chair que trop avons nourrie
Elle est pieça dévorée et pourrie
Et nous les os devenons cendre et poudre
De notre mal personne ne s’en rie
Mais priez Dieu que tous nous veuillent absoudre

Si frères nous clamons pas n’en devez
Avoir dédain quoique fûmes occis
Par justice toutefois vous savez
Que tous hommes n’ont pas bon sens rassis
Excusez-nous puisque sommes transis
D’envers le fils de la Vierge Marie
Que sa grâce ne soit pour nous tarie
Nous préservant de l’infernale foudre
Nous sommes morts âme ne nous harie
Mais priez Dieu que tous nous veuillent absoudre

La pluie nous a débués et lavés Et le soleil desséchés et noircis
Pies, corbeaux, nous ont les yeux cavés
Et arraché la barbe et les sourcils
Jamais nul temps nous ne sommes assis
Puis ça puis là comme le vent varie
A son plaisir sans cesser nous charrie
Plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre
Ne soyez donc de notre confrérie
Mais priez Dieu que tous nous veuillent absoudre

Prince Jésus qui sur tous a maîtrie
Garde qu’enfer n’ait de nous seigneurie
A lui n’ayons que faire ni que soudre
Homme ici n’a point de moquerie
Mais priez Dieu que tous nous veuillent absoudre

Mais priez Dieu que tous nous veuillent absoudre

L’amour n’a pas d’âge

L’amour n’a pas d’âge
Et la mer étale
Là-bas sur la plage
Non plus n’a pas d’âge

Les mots sont les mots
Toujours mal criés
Pourtant il faut bien
Se servir des mots
Qu’on nous a laissés
Écrits sur la vie
Criés dans les cris
Des amants lassés

L’amour n’a pas d’âge
Et la mer étale
Là-bas sur la plage
Non plus n’a pas d’âge

Leo Ferré (La violence et l’ennui 1979).

Bonne lecture, bonne écoute, bon dimanche: Claude Sarfati

Les spécialistes

 

Je suis allé voir un spécialiste, un pneumologue…

Il était plus de 20h et le monsieur qui m’a reçu semblait harassé.

Il me questionna sur ma santé en général…

Puis il me demanda quel était mon métier :

-Conseil, je donne des conseils !

-Très bien nota l’homme un peu embêté par la maigreur de ma réponse, il dériva un instant la conversation puis revint à la charge :

-des conseils à qui ?

-à tout le monde !

-sur quoi ?

-avec du Yi King

-Du Yi quoi ?

Il tapota ce mot sur son clavier…

Plus tôt, dans la salle d’attente, j’avais déchiré sur un hebdo gratuit une page qui concernait les prédictions que j’avais donné à ce journal.

Triste article, je l’avoue, ce monsieur journaliste ne faisait pas la différence entre l’astrologie, le Yi King, le Tarot (et lequel ?), etc.

Dés la vision de ce bout de papier, mon spécialiste comprit tout, j’étais un voyant et il retrouva sa sécurité, sa rationalité…

Son regard devint froid et vide.

Que savait-il de moi cet homme: une photo de mes poumons et pas bien prise, en plus…

J’ai eu envie de plaisanter et de lui dire :

-Non en fait mon vrai métier, c’est Pute , ou Voleur, ou Chômeur, ou Pauvre, enfin un de ces métiers que l’on peut mépriser confortablement.

Mais, je ne sentais pas ce monsieur ouvert à la plaisanterie, je n’ai donc rien dit.

Je l’observais dans son travail, je le sentais si épuisé que j’ai pensé lui conseiller de consulter Solidarité Voyance et de se faire un don à lui-même : des bonnes vacances !

J’ai mieux compris en lisant l’intitulé en haut à droite de la page qui sortait de l’imprimante.

Expert, vous m’en direz tant ; pour les grands on dit un particule, pour d’autres on dit un matricule, mais tout ça c’est pareil, c’est des numéros, rien d’autre.

Chez moi, je reçois tout le monde de la même manière; les parépatéticiennes et les experts:-)

Je ne m’intéresse pas à l’apparence de l’être, juge d’instruction ou femme de ménage, quelle importance ?

C’est avec l’être humain que l’échange va se faire…

Les experts, les Spécialistes sont toujours des techniciens de haut vol mais il semble parfois que le plus éminent des cardiologues n’entend plus son coeur battre et n’écoute plus L’amour.

Pas vrai, Léo ?

Amitiés

Claude Sarfati