Une méthode « Métaphysique »

 

Au fond, que disent ces théoriciens? Pour eux, la « mesure » est la base de toute description de l’univers. Mais la mesure, c’est précisément l’homme! c’est donc vouloir « projeter » l’homme dans la nature pour effectuer la description de cette nature avec, en chaque point, l’homme en son centre. N’est-ce pas l’ancien point de vue des physiciens pré-galiléens, avec la terre immobile au centre de l’univers? La même erreur de perspective, l’homme ne la refait-il pas à nouveau, mais à l’échelle du microcosme cette fois?

Toutefois, pour que la distinction entre le Réel et le Connu ne soit pas « gratuite », pour qu’elle apporte quelque chose en matière scientifique, il convient qu’elle ne se borne pas à une pure métaphysique. En d’autres termes, il faut qu’on puisse obtenir une description mathématique de ce Réel continu et ondulatoire, ce qui se cache sous le Connu. Mais comment donc atteindre cette réalité sous-jacente au Connu qui ne nous est pas directement accessible?

C’est Albert Einstein qui nous a montré la méthode: il ne faut plus construire la théorie à partir de la « mesure », qui est liée au Connu, donc à l’homme. Il faut construire la théorie sur de grands principes de la nature que l’on admettra Connu. Une théorie peut être vérifiée par l’expérience, mais aucun chemin ne mène de l’expérience à la création d’une théorie, écrit Einstein.

Cette méthode exige au départ des réflexions quelque peu « métaphysiques », et c’est probablement la raison pour laquelle des physiciens conventionnels rechignent à l’adopter, butent sur son aspect « a priori ». En effet, il est courant d’admettre que la science bâtit à partir de celle-ci. Alors, dans quelle mesure la réflexion « a priori » pourra-t-elle faire œuvre scientifique?

Il faut répondre tout d’abord à cela que les grands principes auxquels nous faisons allusion comme base d’une loi unitaire se rattachent naturellement, en définitive, à l’expérience: le principe de conservation de l’énergie, par exemple, résulte bien de l’expérience. Mais, ce que nous entendons, c’est que ce principe est valable non pas seulement  dans l’expérience « de détail » (c’est-à-dire pour un phénomène particulier), mais pour toutes les expériences. Qui ne voit alors que c’est précisément là le vrai chemin « naturel » vers une théorie « unitaire », puisque cette dernière cherche à circonscrire tous les phénomènes?

Ce problème d’une théorie unitaire est, en ce qui me concerne, au centre de mon domaine de recherches.

Nous sommes devant ce problème comme un enfant qui aurait à reconstituer un puzzle géant dont les pièces nous seraient fournies par l’expérience. Nous possédons un certain nombre de pièces, mais d’autres nous manquent: comment reconstituer alors le puzzle complet? C’est naturellement impossible; la seule ressource nous serait d’attendre de longues années que l’expérience nous ait fourni les pièces manquantes.

Une autre méthode est celle qui part, non plus de l’expérience de détail, mais de grands principes généraux de la Nature. En d’autres termes, oublions pour le moment les lois de l’électromagnétisme, de la gravitation, des interactions nucléaires, etc. N’essayons pas de fondre en une seule toutes ces lois, mais cherchons simplement à découvrir s’il existe une grande loi « principielle » de la Nature: celle-ci sera alors, si elle est bien construite, la loi unitaire cherchée. C’est d’elle que découleront ensuite toutes les lois de « détail » de la Nature, en même temps qu’apparaîtront probablement des prévisions nouvelles qui seront un moyen efficace de vérifier la validité des prémisses.

Toute la Relativité Générale est bâtie sur ce mode de la pensée « universel ». Les trois seuls postulats qui vont servir à Einstein pour édifier cette grandiose architecture sont presque « métaphysiques »:

1) Les lois de la Nature, exprimées sous une certaine forme mathématique (forme tensorielle) sont valables pour tous les observateurs;

2) Principe de la simplicité logique aussi grande que possible des lois de la Nature;

3) Principe de la conservation de l’énergie et de l’impulsion, le vieux « Rien ne se crée, rien ne se perd » de Lavoisier.

Et c’est tout. C’est peu, et c’est cependant immense, car avec une telle méthode Einstein atteint cette réalité, valable quel que soit l’observateur, c’est-à-dire qu’elle est indépendante de l’observateur. En d’autres mots, elle est à l’échelle de l’Univers entier, et non du particulier.

Il faudra ensuite relativement peu de choses pour passer des résultats d’Einstein à ce que nous avons appelé le Réel. Einstein avait présenté ses équations comme une égalité entre une partie « géométrique » continue, décrivant le Réel, et une partie « physique », décrivant l’état physique en chaque point. La théorie Quantique semblait interdire que cette description de l’état physique soit continue. Je ne puis ici décrire les travaux qui m’ont amené à établir une théorie unitaire. Je dirai seulement que j’ai recherché la correspondance géométrique (et non pas physique) du point de vue quantique. Cette géométrisation de la Théorie Quantique atteint le Réel et semble faire le pont tant recherché avec la Relativité. Dans cette nouvelle interprétation, les « constantes fondamentales » irréductibles de la physique, symboles de la discontinuité, ne sont plus des caractéristiques propres à la Nature mais propres à l’observateur, aux limitations de sa propre connaissance.

Il est trop tôt pour dire si l’équation que nous avons proposée pour décrire le Réel représente vraiment cette fameuse Grande Loi unique de la Nature. Nous n’avons nullement la prétention de l’affirmer. C’est l’expérience, portant sur les différentes prévisions de la nouvelle théorie, qu’il faudra interroger. Mais, ce qui nous semble certain, c’est que la distinction fondamentale entre le Connu et le Réel (qui n’est en définitive que l’extension de la méthode einsteinienne, laquelle cherche à ne pas faire jouer à l’homme un rôle privilégié) constitue le fil d’Ariane d’une meilleure compréhension de la nature ultime de notre Univers.

 Jean Charon

Revue PLANETE (1961 / 1962)

Amlitiés: Claude Sarfati

Les Nourritures terrestres

gide

J’ai découvert les nourritures terrestres d’André Gide à 18 ans, ce livre très contesté à l’époque était tombé entre mes mains lors d’un voyage en Grèce. Heureusement, j’ai lu le livre avant de « juger » et à chaque soir, alors que j’avais entrepris de faire le tour de l’ile de Crète à pieds, je m’endormais repu des « Nourritures terrestres ».

 Extrait :

A dix-huit ans, quand j’eus fini mes premières études, l’esprit las de travail, le cœur inoccupé, languissant de l’être, le corps exaspéré par la contrainte, je partis sur les routes, sans but, usant ma fièvre vagabonde. Je connus tout ce que vous savez : le printemps, l’odeur de la terre, la floraison des herbes dans les champs, les brumes du matin sur la rivière, et la vapeur du soir sur les prairies. Je traversai des villes, et ne voulus m’arrêter nulle part. Heureux, pensais-je, qui ne s’attache à rien sur la terre et promène une éternelle ferveur à travers les constantes mobilités. Je haïssais les foyers, les familles, tous lieux où l’homme pense trouver un repos; et les affections continues, et les fidélités amoureuses, et les attachements aux idées – tout ce qui compromet la justice; je disais que chaque nouveauté doit nous trouver toujours tout entiers disponibles.

Nourritures !

Je m’attends à vous, nourritures !

Ma faim ne se posera pas à mi-route ;

Elle ne se taira que satisfaite ;

Des morales n’en sauraient venir à bout

Et de privations je n’ai jamais pu nourrir que mon âme.

Satisfactions ! Je vous cherche.

Vous êtes belles comme les aurores d’été.

 

Gide 4

 

« Ne désire jamais, Nathanaël, regoûter les eaux du passé.
Nathanaël, ne cherche pas, dans l’avenir, à retrouver jamais le passé. Saisis de chaque instant la nouveauté irressemblable et ne prépare pas tes joies, ou sache qu’en son lieu préparé te surprendra une joie autre.
Que n’as-tu donc compris que tout bonheur est de rencontre et se présente à toi, dans chaque instant comme un mendiant sur ta route. Malheur à toi si tu dis que ton bonheur est mort parce que tu n’avais pas rêvé pareil à cela ton bonheur – et que tu ne l’admets que conforme à tes principes et à tes voeux.
Le rêve de demain est une joie, mais la joie de demain en est une autre, et rien heureusement ne ressemble au rêve qu’on s’en était fait ; car c’est différemment que vaut chaque chose. » (page 39)

« Nathanaël, car ne demeure pas auprès de ce qui te ressemble ; ne demeure jamais, Nathanaël. Dès qu’un environ a pris ta ressemblance, ou que toi tu t’es fait semblable à l’environ, il n’est plus pour toi profitable. Il te faut le quitter. Rien n’est plus dangereux pour toi que ta famille, que ta chambre, que ton passé. Ne prends de chaque chose que l’éducation qu’elle t’apporte; et que la volupté qui en ruisselle la tarisse. » (page 44)

« Nathanaël, jette mon livre ; ne t’y satisfais point. Ne crois pas que ta vérité puisse être trouvée par quelque autre ; plus que de tout, aie honte de cela. Si je cherchais tes aliments, tu n’aurais pas de faim pour les manger ; si je te préparais ton lit, tu n’aurais pas de sommeil pour y dormir.
Jette mon livre ; dis-toi bien que ce n’est là qu’une des mille postures possible en face de la vie. Cherche la tienne. Ce qu’un autre aurait aussi bien fait que toi, ne le fais pas. Ce qu’un autre aurait aussi bien dit que toi, ne le dis pas, – aussi bien écrit que toi, ne l’écris pas. Ne t’attache en toi qu’à ce que tu sens qui n’est nulle part ailleurs qu’en toi-même, et crée de toi, impatiemment ou patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres. » (Page 63, Envoi)

« Sache obtenir de toi ce qui rende la plainte inutile. N’implore plus d’autrui ce que, toi, tu peux obtenir.
J’ai vécu ; maintenant c’est ton tour. C’est en toi désormais que se prolongera ma jeunesse. Je te passe pouvoir. Si je te sens me succéder, j’accepterai mieux de mourir. Je reporte sur toi mon espoir.
De te sentir vaillant me permet de quitter sans regrets la vie. Prends ma joie. Fais ton bonheur d’augmenter celui de tous. Travaille et lutte et n’accepte de mal rien de ce que tu pourrais changer. Sache te répéter sans cesse : il ne tient qu’à moi. On ne prend point son parti sans lâcheté de tout le mal qui dépend des hommes. Cesse de croire, si tu ne l’as jamais cru, que la sagesse est dans la résignation ; ou cesse de prendre à la sagesse.
Camarade, n’accepte pas la vie telle que te la proposent les hommes. Ne cesse point de te persuader qu’elle pourrait être plus belle, la vie ; la tienne et celle des autres hommes ; non point une autre, future qui nous consolerait de celle-ci et qui nous aiderait à accepter sa misère. N’accepte pas. Du jour où tu comprendras que le responsable de presque tous les maux de la vie, ce n’est pas Dieu, ce sont les hommes, tu ne prendras plus ton parti de ces maux.
Ne sacrifie pas aux idoles. » (Page 246)

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Tous les textes cités sont extraits des Nourritures terrestres (1897) et des Nouvelles nourritures (1935), réunis dans le Folio 117. Les pages indiquées correspondent à l’édition de 1972.

Les nourritures terrestres: Lien

Bonne lecture, bon dimanche: Claude Sarfati.

Mon oncle d’Amérique (Hommage à Alain Resnais)

Trois destinées, celles d’un journaliste directeur des informations d’un poste de radio, d’un fils d’agriculteur recyclé dans une industrie textile elle-même en mutation, et celle d’une fille d’ouvrier devenue styliste, s’entrecroisent en contrepoint des théories formulées depuis son laboratoire par le professeur Laborit, biologiste et analyste des comportements des rats et des hommes vivant en société.

Jean Le Gall appartient à la bourgeoisie traditionnelle. Il a de l’imagination et de l’ambition et mène une carrière politique et littéraire. Un soir, il rencontre une jeune comédienne, Janine, et, pour elle, quitte femme et enfants. Jeannine Garnier est fille de militants communistes. Elle abandonne brusquement son environnement familial et social contraignant (et pauvre) pour « vivre sa vie ». Sa vie, c’est le théâtre. Sa liaison avec Jean prend fin à la suite d’une démarche de l’épouse de ce dernier, qui utilise le chantage au sentiment. Janine change de métier, d’ambiance, devient conseillère d’un groupe industriel et commercial. C’est à ce titre qu’elle aura à s’occuper du cas de René Ragueneau. René, fils de paysans catholiques, catholique lui-même, a abandonné le travail de la terre pour celui du textile. Il est devenu directeur d’usine . Mais la crise économique et les jeux de l’ambition humaine lui occasionnent une série de déconvenues et humiliations professionnelles. Mal armé pour les affronter, il adopte une attitude farouche et des réactions maladroites qui le conduisent à une tentative de suicide.

Au fur et à mesure que les trois branches de l’histoire se développent, les interventions « hors texte » d’un savant biologiste (Henri Laborit, dans son propre rôle) nous renseignent sur certaines lois du comportement humain fondées sur l’étude du cerveau et de la physiologie animale en général. Ces théories, clairement exposées, soutiennent que les actes qu’accomplit l’individu sont déterminés par le conditionnement de la petite enfance. Chacun réagit selon des pulsions de type primaire : la lutte avec le rival ou la fuite devant l’ennemi, selon le cas. Lorsque le sujet est incapable de choisir entre l’affrontement et la dérobade, il se produit le phénomène d’inhibition qui peut conduire à des réactions-limites comme le suicide.

Film d’Alain Resnais, scénario : Jean Gruault, inspiré par les travaux de Henri Laborit. Avec : Gérard Depardieu (René Ragueneau), Nicole Garcia (Janine Garnier), Roger Pierre (Jean Le Gall), Marie Dubois (Thérèse Ragueneau), Nelly Borgeaud (Arlette Le Gall), Pierre Arditi (Zambeaux), et le professeur Henri Laborit dans son propre rôle.

Selon Laborit, la conduite est réglée par trois motivations : la consommation, la récompense, pour laquelle on fuit ou on lutte, et l’inhibition.

Notre cerveau comporte un cerveau reptilien qui assure nos réflexes de survie et qui dirige notre comportement de consommation. Notre deuxième cerveau, commun avec celui des mammifères, est celui de la mémoire. Il guide notre comportement de récompense : on fuit les expériences que l’on sait douloureuses et on lutte pour rechercher le plaisir. Si toutes les voies sont bouchées, il reste l’inhibition qui conduit à la mort. Notre troisième cerveau, le néocortex, permet d’associer des idées provenant d’expériences différentes. Il ne nous sert bien souvent qu’à tenir un discours qui permet de justifier nos deux premiers comportements.

Il devrait nous permettre de comprendre que ces deux premiers cerveaux n’instaurent entre les hommes que des comportement de domination. Or l’homme n’est fait que de son contact avec les autres hommes. Ne pas être conscient qu’il faut lutter contre les instincts de dominations, ne peut conduire qu’au malheur individuel et collectif.

Amitiés

Claude Sarfati