Alexandro Jodorowsky  » Votre famille est un arbre à l’intérieur de vous »

Rencontre avec Alexandro Jodorowsky, propos recueillis par Patrice van Eersel

Dans le vaste mouvement de découverte – ou de redécouverte – du transgénéalogique, Alexandro Jodorowsky fait figure d’outsider et de pionnier. Qu’est-ce que le ‘transgénéalogique“ ? C’est la prise en considération, notamment par les thérapeutes, de tout ce qui nous touche, au corps, à l’âme et à l’esprit, en provenance de notre ascendance, de notre lignée. ‘ Or, dit Jodorowski, dans chacun de vos ancêtres, il y a un Bouddha qui dort : si vous voulez vous éveiller, travaillez à hisser votre arbre généalogique entier au niveau de sa bouddhéïté. “

Avec une sorte de retard sur les Orientaux, mais aussi muni d’un outillage d’introspection de plus en plus raffiné, les Occidentaux découvrent qu’il est essentiel d’honorer ses ancêtres – car ils font partie de nous ! Les honorer, cela peut signifier : les connaître, les analyser, les démonter, les accuser, les dissoudre, les remercier, les aimer… pour finalement ‘voir le Bouddha en chacun d’eux.“

Celui qui utilise cette belle formule est un outsider. Bien avant que la thérapie transgénéalogique ne devienne à la mode, le dramaturge-metteur en scène Jodorowsky, co-fondateur du concept de Théâtre Panique, avec Arrabal, Topor et quelques autres provocateurs de génie, arrivés d’Amérique Latine dans les années 50 et 60, avait placé l’arbre généalogique au centre de sa vision du monde.

On sait que cet ancien agitateur culturel s’est depuis longtemps mué en sage, qui aide les gens à trouver leur chemin dans le chaos spirituel moderne, grâce en particulier au jeu du Tarot. Voilà trente cinq ans qu’il reçoit chaque semaine, le mercredi, des gens venus de toute l’Europe, dans un bistrot transformé en ‘cabaret mystique“ où, de façon rigoureusement bénévole, il tire les cartes à une demi-douzaine de personnes, tandis que tout autour, une foule de plusieurs centaines de quêteurs-de-sens se presse, pour entendre ce que dit l’artiste… parfois à voix basse quand, ayant (très compassionnellement) interpelé et écouté son ‘patient“, puis attentivement étudié son ‘arbre“ (généalogique), il lui prescrit l’acte ‘psychomagique“ destiné à ritualiser sa guérison.

D’autres soirs, c’est différent : ni bousculade, ni cabaret, Alessandro Jodorowsky transmet son art à d’autres thérapeutes en recevant, chez lui, une seule personne en consultation. Mais les ingrédients sont les même : interpellation compassionnelle, écoute, interprétation des signes symboliques, psychomagie, et toujours, au centre, l’étude attentive de l »arbre“ de la personne concernée. C’est sur ce dernier point surtout que nous voulions l’interroger.

Nous avions assisté à l’une de ses consultations. Un cas impressionnant. Abusée sexuellement par son père quand elle était une petite fille, une femme reste murée dans un refus total de faire l’amour avec quiconque. A 50 ans, une longue psychanalyse n’ayant rien résolu, elle croise la route de Jodorowsky et accepte de tenter sa méthode En quelques heures, tout son passé va ressurgir… remontant bien avant sa naissance : son arbre généalogique, minutieusement étudié, révèle en effet une foule de résonances incestueuses dans les différentes branches de la famille, sur plusieurs générations. Poussée par ‘Jodo“ à rompre le pacte maudit d’amour/haine qui l’enchaîne à son père, la femme passe par un instant terrible. Une sorte de transe ultrarapide. Hurlement. Abattement. Prescription d’un rituel psychomagique abrupt : le dessin grandeur nature du sexe du père pédophile, enveloppé dans l’arbre généalogique familal et accompagné de quelque quolifichets symbolisant le mal arraché du c?ur de la dame, le tout bien empaqueté doit être jeté dans la Seine… ce qui aura finalement pour conséquence de provoquer une étonnante accalmie, et le début d’une sérénité que la dame n’espérait plus.

Nouvelles Clés : Il serait possible de remplacer des années de thérapie par une séance de ‘psychomagie“ fulgurante ?

Alexandro Jodorowsky : Une fois qu’on a pris conscience que l’on porte son arbre généalogique dans son corps, et que l’on peut expulser les souffrances ainsi occasionnées comme on expulse les démons, tout peut changer d’un seul coup. Mais cela ne dispense pas d’un énorme travail sur soi. C’est un travail dans le mental et dans l’esprit, mais aussi dans la chair. ? la chair, on peut faire comprendre qu’il faut lâcher prise… à condition de ne pas avoir peur. Il ne faut pas craindre de s’enfoncer profondément en soi, pour traverser toute la part d’être mal constituée, toute l’horreur du non-accomplissement, et pour lever l’obstacle de l’arbre généalogique qu’on porte en travers de soi et qui oppose son barrage au flux de la vie. Dans ce barrage, fait de tas de branches mortes, vous retrouvez les spectres de votre père et de votre mère, de vos grands-parents et de vos arrières grands-parents… Il faut avoir le courage et l’énergie de les empoigner et de leur dire : ‘Basta ! Je ne mangerai plus dans cette assiette pourrie ! ?a suffit !“ C’est dur ? Oh, certes, il serait tellement plus facile de prendre quelques sucreries psychologiques rassurantes, quelques calmants ‘positifs“, se regarder dans un miroir magique qui nous dirait que nous sommes beau et génial… Mais enfin, la question n’est-elle pas de nous débarrasser de notre merde ? Eh bien, ça demande du travail.

N. C. : Par où commencer ?

A. J. : D’abord savoir se placer soi-même dans son arbre généalogique et comprendre que cet arbre n’est pas du passé : il est tout à fait vivant et présent, à l’intérieur de chacun de nous ! L’arbre vit en moi. Je suis l’arbre. Je suis toute ma famille. On me touche la jambe droite et papa se met à parler, l’épaule gauche et voilà grand-mère qui gémit ! Quand je m’enfonce dans mon passé, j’entre aussi dans celui de mes parents et des ancêtres. Nous n’avons pas de problèmes individuels : toute la famille est en jeu. L’inconscient familial, ça existe. Un père décide de commencer une psychanalyse, et d’un seul coup toute sa famille est touchée et se met à évoluer.

Dès que vous prenez conscience, vous faites prendre conscience à tous les vôtres. Vous êtes la lumière. Quand une pomme apparaît sur l’arbre, tout l’arbre est en joie, comprenez-vous ?

Si vous faites votre travail, tout votre arbre se purifie.

N. C. : Il pourrait se purifier même à l’insu de certains de ses membres, de façon irréversible ?

A. J. : A l’insu oui, d’une façon irréversible certainement pas. La rechute est toujours possible. Et elle concerne, elle aussi, l’arbre entier. Quand je chute, mon sort entraine celui de toute ma famille, y compris des enfants à venir, sur trois ou quatre générations. Notre responsabilité est immense. Surtout avec les enfants. Ils ne vivent pas dans le même temps.

Pour nous, une scène peut sembler se dérouler en une heure, pour eux elle aura duré un mois ou un an et les laissera marqués à vie. C’est pourquoi il faut bien savoir à qui vous confiez vos enfants. Si vous laissez votre enfant pendant huit heures à une personne neurasthénique, ou hystérique, ou pleine de problèmes, l’enfant risque de tout absorber. Vous-même, quand vous vous occupez d’un enfant, faites bien attention !

N. C. : Des psychanalystes comme Nicolas Abraham ou Didier Dumas disent que le problème qu’ils rencontrent dans les arbres, ce sont les fantômes. Ils appellent ainsi les non-dits traumatisant, le ‘non-pensé transgénéalogique“ qui se promènerait dans les arborescences familiales et rendrait les humains malades.

A. J. : C’est vrai. Et si le non-dit est si traumatisant, c’est que nous sommes tous des êtres abusés. Abusés de mille manières. Or les abus subis pendant l’enfance, nous avons tendance à les reproduire sur d’autres, une fois devenus adultes. Il y a des abus mentaux, des abus de langage, des abus émotionnels, des abus sexuels, des abus matériels, des abus d’être : on ne m’a pas donné la possibilité d’être, on n’a pas vu qui j’étais, on a voulu que je sois quelqu’un d’autre, on m’a donné un plein de vie mais qui n’était pas le mien, on voulait un garçon et je fus une fille… On ne m’a pas laissé voir, laissé écouter, laissé dire et ce qu’on m’a dit ne me correspondait pas. Abus matériels : je n’ai pas eu l’espace, l’apparence, la nourriture qui me correspondaient. Quant à l’abus sexuel, il est toujours plus courant que ce qu’on pense.

La liste des abus est très longue. Et celle des culpabilisations : c’est par ta faute si on s’est marié, tu as été une charge, j’ai raté ma vie à cause de toi, tu veux partir, tu nous trahis, tu ne penses pas comme nous, et pire, tu veux nous dépasser : alors on va créer un abus qui sera un échec ou une dévaluation. Le ‘noyau homosexuel“ refoulé abonde, et les garçons manqués ! et l’inceste ! Et tout ça se reproduit à l’infini. On n’en a jamais fini, c’est vaste, énorme, incroyable. Comment réagir face à un tel humour ?

N. C. : Humour ???

A. J. : Mais oui, parce qu’à l’évidence l’univers a été créé par un type qui aime les blagues ?NORMES, mais des blagues souvent très noires ! On subodore cet humour dans les jeux de synchronicité. Ce matin, je prends ce téléphone et je fais le zéro, qui est le numéro codé de mon fils Adam. Une femme décroche : ‘Allo ? – Bonjour, Adam est là ? – Non, c’est sa fille. – Sa fille ? Mais mon fils n’a pas de fille ! – Ah c’est la meilleure ! Parce que mon père ne s’appelle pas Adam peut-être !? “ J’étais tombé par erreur sur un autre numéro, avec une fille dont le père s’appelait Adam. Eh bien ça, c’est un jeu de Dieu, qui me fait une toute petite blague. Plus tard, j’ai dit à mon fils : ‘Adam, j’ai parlé avec ta fille dans le futur.“ Il a sursauté : ‘Ne me dis pas ça, papa ! » Il trouvait que j’abusais…

N. C. : L’abus le plus simple, à notre époque, est souvent décrit par défaut : c’est l’absence du père, l’absence de loi du père…

A. J. : Oui, et quand le père est absent, la mère devient dominante, envahissante, et ce n’est plus une mère. On peut donc parler d’absence totale de père ET de mère. Nous sommes dans une civilisation d’enfants. Partout on cherche le père, c’est pourquoi qu’il y a les gourous, qui viennent remplacer les pères manquants – et parfois les mères manquantes… Nous vivons dans une société assoiffée de caresses. Moi, je n’ai pas le souvenir que mon père m’ait pris dans ses bras – les hommes ne se touchaient pas. Quant à ma mère, dès le moment où l’on a rasé de ma tête les blonds cheveux de son propre père mythique, elle m’a éloigné d’elle et je ne me rappelle pas qu’elle m’ait caressé. Nous sommes des enfants abusés par l’absence des caresses dont nous avions tant besoin.

N. C. : Jusqu’où faudrait-il remonter pour nous laver de tous les abus ?

A. J. : Question trop vaste. C’est toute la planète qui est concernée, avec ses tremblements de terre, ses inondations, c’est toute la société, toute l’histoire, avec ses guerres, ses crimes. Actuellement, je vois souvent des personnes qui ont des problèmes datant de la guerre de 14 – un grand-père a été gazé et une maladie pulmonaire, c’est-à-dire un mal émotionnel, un trouble de non-réalisation, surgit maintenant. La guerre de 14, on la paye encore aujourd’hui, par grands-parents ou parents interposés, et aussi, très souvent, par le biais des oncles et des tantes : les relations entre mon père (ou ma mère) et ses frères et soeurs peuvent très facilement m’influencer, même si je ne connais rien des viols, des avortements, des fausses couches, des crimes, des passages à l’acte dans l’inceste, des noyaux homosexuels non résolus, des relations sadomasochistes qui ont pu les concerner…

Dresser une liste exaustive est impossible. Il suffit parfois d’un “rien’. Naître après un frère mort et être appelé René, symbole de renaissance, et vous voilà incrusté par un autre être, ce frère mort, pour la vie. On remplace souvent quelqu’un : papa me donne le nom d’une fiancée qu’il a perdue, et toute ma vie je serai la fiancée de mon père ; ou maman me donne le nom de son père, et moi, pour la satisfaire, j’essaierai d’être comme mon grand-père. Ou alors, en toute inconscience, maman fait carrément un enfant avec son père, et là, c’est l’histoire de Marie et de Dieu-le-père que nous allons jouer : elle pourra même, si elle veut, me baptiser Jésus, ou Salvatore, ou Joseph, enfin un nom christique, et je me sentirai obligé d’être un enfant parfait.

N. C. : Plus explicitement, la religion joue-t-elle un rôle dans les résonances transgénéalogiques ?

A. J. : Un rôle considérable ! La plupart des arbres généalogiques, quels qu’ils soient, sont marqués en amont, à un stade ou à un autre, par des livres sacrés mal interprétés, pervertis, déviés de leurs intentions originelles. Selon l’endroit où vous êtes né, les ravages (en particulier les déviations sexuelles) seront passés par le moule de la Torah, ou du Nouveau Testament, ou du Coran, ou des Sutras… L’interprétation pervertie des textes sacrés est plus meurtrière que la bombe atomique (j’y inclus les religions matérialistes et marxistes, qui font des dégâts bien aussi graves).

Face à toutes ces catastrophes, que fait l’arbre généalogique ? Pour ne pas mourir (ce qui arrive quand le secret ne peut définitement plus émerger à la surface), il a tendance à s’équilibrer, dans des acrobaties parfois inouies, pouvant donner un assassin d’un côté et un saint de l’autre.

N. C. : Vous en parlez vraiment comme s’il s’agissait d’un arbre au sens propre !

A. J. : Mais c’est réellement un être vivant !

Certains psychanalystes qui ont fait des études généalogiques, ont voulu le réduire à des formules mathématiques, ont essayé de le rationaliser. Mais l’arbre n’est pas une chose rationnelle, c’est un être organique, une vraie sorte d’arbre ! Je m’en suis particulièrement bien rendu compte quand j’ai fait l’expérience de théâtraliser les arbres généalogiques. La personne dont on étudiait l’arbre devait choisir dans l’assistance ceux qui allaient représenter ses parents, ses grands-parents, ses frères et s?urs, bref tout le monde, puis elle les plaçait sur des chaises, à des places obéissant à la logique de son arbre. Ensuite chaque ‘acteur“ devait s’exprimer. Où se trouvait-il ? Au centre ? ? la périphérie ? Comment se sentait-il, là, planté à cet endroit ? Quelques chaises se retrouvaient très éloignées, d’autres plus près, d’autres collées ensemble… Eh bien, en représentant la famille de cette façon, comme une sculpture vivante, on se rendait compte d’une chose incroyable : les personnes choisies ‘par hasard“ et ainsi placées pour interprêter les différents membres de la famille correspondaient pile aux personnages, et chacun se mettait à comprendre son arbre comme jamais…

L’inconscient n’est pas scientifique, il est artistique. L’étude de l’arbre doit donc se faire d’une autre façon que par la raison pure. Quelle est la différence entre un corps géométrique et un corps organique ? Dans le corps géométrique, on sait parfaitement quelles sont les relations entre les parties. Dans un corps organique, ces relations sont mystérieuses, on peut rajouter ou retirer quelque-chose, l’organisme reste le même. Les relations internes d’un arbre sont mystérieuses. Pour les comprendre, il faut entrer dans l’inconscient. Comme dans un rêve.

Le rêve de l’arbre généalogique, il ne faut pas l’interpréter, il faut le vivre.

N. C. : Mais ce rêve ressemble surtout à un cauchemar, non ?

A. J. : Plutôt à une invitation au travail, comme dans l’hexagramme 18 du Yi-King, qui s’appelle ‘Le travail sur ce qui est corrompu“. L’image évoque une assiette dont les aliments sont bourrés de vers et le commentaire dit : ‘Les conditions ont dégénéré en stagnation. Puisqu’on se trouve là devant un état de choses qui laisse à désirer, la situation contient en même temps ce qui est nécessaire pour y mettre fin.“ C’est merveilleux ! Quand j’ai un problème (ce plat pourri), je sais que j’ai un travail à faire. C’est la même chose dans le tarot : chaque fois qu’une personne tire une carte inversée, je lui dis : ‘Ce n’est pas un trait méchant contre toi, c’est un travail à faire.“ Le problème, c’est que beaucoup de gens tiennent à leurs souffrances. Une femme pleure : ‘Mon amant m’a quittée !“ Moi : ‘On va analyser pourquoi.“ Elle s’insurge : ‘Non, n’analysez pas. Je souffre, mais je sais qu’il doit en être ainsi.“ Que voulez-vous faire ? Peut-être est-elle comme ça parce qu’elle n’a pas été aimée, enfant, et qu’elle ne peut avoir la sensation d’être elle-même que dans la souffrance. Beaucoup de gens – pas vous, bien sûr ! (grand sourire) – détestent souffrir mais ne peuvent se détacher de la souffrance parce que ça leur donne la sensation d’exister.

N. C. : Que conseillerait le Yi King ?

A. J. : De ‘traverser les grandes eaux“, c’est-à-dire de se traverser soi-même, à commencer par son corps, de traverser la conception que l’on se fait de soi, puis les différentes parties de son être, comme en suivant un axe, jusqu’à parvenir à la divinité….

Quel est le but ? C’est de faire la paix avec mon inconscient. Pas de devenir autonome de mon inconscient (ça voudrait dire quoi ?), mais d’en faire mon allié. Si mon inconscient est mon allié, parce que j’ai appris son langage, que j’ai la clé de son mystère, il se met à travailler pour moi : il passe à mon service et moi au sien, on va fonctionner ensemble. Or, la famille, c’est mon inconscient. Il ne s’agit pas, en réalité, de devenir autonome de ma famille, mais d’être capable de la pénétrer et d’en faire mon alliée, à l’intérieur de moi. Je ne parle pas des personnes physiques, qui sont là ou ailleurs, je parle de la famille qui se trouve au-dedans de moi. Cette famille du dedans, il faut que j’en travaille chaque caractère comme un archétype.

Il ne faut pas qu’en mon for intérieur, je conserve mon niveau de conscience pour moi seul, il faut que je donne mon niveau de conscience à chacun d’eux, que je les exalte, que je les élève. Tout ce que je leur donne, je me le donne ; ce que je leur enlève, je me l’enlève. Les personnages monstrueux, je vais les transformer. Opérant une transmutation, je vais leur donner à tous mon niveau mental. Il faut qu’au-dedans de moi je fasse de tous mes parents et ancêtres des êtres réalisés. On dit bien : ‘ Le chien aussi est Bouddha. “ Cela veut dire que mon père et ma mère aussi sont Dieu, que mes oncles et mes tantes aussi sont Bouddha.

Il faut donc que j’aille chercher la bouddhéïté dans chaque personnage de ma famille. S’agit-il de personnes qui se sont déviées de la bouddhéïté ? Ont-ils le c?ur remplit de rancune, le cerveau rempli d’idées folles, le sexe rempli de désirs mal placés ? Eh bien, tel un berger avec ses moutons, je dois les remettre dans le chemin. En moi-même, je dois remettre ma famille dans le chemin, faire un nettoyage des besoins, des désirs, des émotions. Voilà la mission : un travail de guérison de l’arbre, et non pas, comme on pourrait se l’imaginer, une libération de l’arbre. Il ne s’agit pas d’atteindre une supposée autonomie… C’est comme si je voulais être autonome de la société, du monde, du cosmos. Autonome de ma respiration ! ! ! En fait, c’est impossible. Même si je deviens ermite, j’appartiens à la société et à l’univers.

N. C. : Comment vais-je ainsi ‘travailler“ ma famille ?

A. J. : En imagination. Il faut créer ce rêve de perfection à l’intérieur de soi. C’est comme ça qu’on guérit cette énorme blessure. Après, on peut transmettre cette guérison à ses enfants… ?a peut prendre une infinité de formes. Personnellement, j’ai écrit un roman, L’arbre du Dieu pendu. D’autres passent par la peinture. D’autres par le théâtre. Il faut trouver le schéma et enrichir l’image de chacun.

N. C. : ? quoi voit-on que l’arbre est guéri, ou en voie de guérison ?

A. J. : L’arbre sera toujours défini par son fruit. Si le fruit est amer, même s’il provient d’un immense arbre majestueux, celui-ci est mauvais. Si le fruit est bon, même s’il provient d’un tout petit arbre tout tordu, celui-ci est merveilleux. L’arbre en nous, c’est toute notre famille, passée et future, et nous, nous sommes les fruits.

N. C. : Certains lamas disent qu’il faut prier pour nos ancêtres, et même pour quelqu’un qui a atteint un niveau bouddhique, parce qu’il en a besoin. Entre nos ancêtres et nous, il y a une sorte d’échange…

A. J. : Un jour, je suis allé aux Saintes Maries de la Mer, où se trouve cette Vierge noire que les gitans promènent dans les vagues. Je suis d’abord entré dans le sanctuaire avec l’idée de demander quelque chose. Mais finalement, m’adressant à la Vierge, je lui ai dit : ‘?coute, tout le monde te demande, à toi, des tas de choses, alors moi je vais te masser !“ Et j’ai massé la Vierge noire, pour lui enlever la fatigue. Et ça m’a donné une paix incroyable dans l’âme, de masser la Vierge à qui tout le monde demande des choses. ?a m’a ouvert le mental. En réalité, quand tu masses un malade, tu masses une imperfection mais tu masses aussi le Bouddha. Le médecin est inférieur au malade, il est dans la position du servant, le médecin est au service du malade. Je ne suis pas le chemin, je suis le paillasson. Je ne suis pas la lumière, je suis l’interrupteur. Si je veux bâtir un arbre généalogique, je dois me mettre dans un état de service, pas un état de sommité. Entrer dans le chemin de l’ignorance totale. Et, de là, recevoir l’autre dans mon ignorance, pour l’aider à exister, à aller profondément vers sa propre lumière.

? ce moment-là, je me rends compte que ma sexualité ne m’appartient pas, qu’elle vient de l’univers entier. Que mon corps ne m’appartient pas. Qu’il vient des étoiles. Que dans mon corps aucun atome ne m’appartient, que le moindre atome d’hydrogène provient de l’explosion originelle. Que rien n’est à moi, pas la moindre parcelle d’émotion. L’amour que je porte ne m’appartient pas. Si l’amour n’appartenait pas à la nature, je ne le sentirais pas. Les émotions ne sont pas à moi, elles sont à tous. Elles viennent de l’univers lui-même. L’univers est un champ d’amour, un champ sexuel, un champ matériel. On n’arrête pas de parler de solitude, mais nous ne sommes jamais seuls.

Cet entretien a été publié dans ‘J’ai mal à mes ancêtres“, de Patrice van Eersel et Catherine Maillard.

Cet article est paru dans Nouvelles Clés.

La montagne sacrée

« Avec La Montagne sacrée, j’ai essayé de faire un film qui aurait la profondeur d’un Evangile ou d’un texte bouddhiste, explique Alejandro Jodorowsky. J’ai voulu rompre avec tous les codes du cinéma industriel. Pas d’acteurs connus, pas d’histoire construite comme un conte, pas d’effets spéciaux, pas de dialogues théâtraux… Je pensais qu’en utilisant les véritables gens de la rue, une prostituée interprétée par une prostituée, un millionnaire par un millionnaire, un nazi par un tyran… ils parviendront à transcender leur condition au final de cette expérience cinématographique. »

Emporté par son désir d’écrire un film qui aurait la puissance d’un Evangile, Alejandro Jodorowsky a fait un voyage de quarante jours à travers le Mexique en écrivant dans chaque village une scène du film : « Petit à petit, durant les quarante jours de ce périple, avec mes ambitions mystiques diurnes et mes coïts nocturnes, je fus comme transformé en une espèce d’extra-terrestre » raconte le réalisateur.

Grand admirateur du travail d’Alejandro Jodorowsky et notamment son précédent film El Topo , l’ex-Beatles John Lennon et sa compagne Yoko Ono ont largement participé au financement de La Montagne sacrée.

Le tournage de La Montagne sacrée à Mexico s’est déroulé sans autorisation. Afin de bloquer la circulation pour permettre les prises de vue, l’équipe utilisa un acteur habillé en policier : « Le Ministre du Gouvernement m’appela en me menacant de mort si j’utilisais encore des uniformes ou si je m’attaquais à l’Eglise, raconte le réalisateur. J’ai quitté précipitamment le Mexique avec tout le matériel. Je me suis alors installé à New York pour y monter le film et enregistrer la musique. Longtemps après, je fus reçu au Mexique par un ministre qui me félicita et me confia que La Montagne sacrée avait été sélectionnée avec d’autres films pour représenter le pays autour du monde. Dans cette liste figurait à mes côtés certains films du réalisateur Emilio Fernandez qui, des années auparavant, avait juré de me tirer dessus ! »

Pendant de nombreuses années, les droits de El Topo et de La Montagne sacrée furent détenus par l’homme d’affaires Allen Klein (collaborateur des Rolling Stones et des Beatles). Suite à un conflit avec Alejandro Jodorowsky, la distribution de ces films ne fut plus assurée jusqu’en 2006.

La Montagne sacrée est librement inspiré du roman inachevé du poète René Daumal, Le Mont Analogue.

Ce film devenu « culte » d’Alejandro Jodorowsky a été présenté en avant-première Hors Compétition au Festival de Cannes en 1973.

Il est paru en 2007 un coffret: L’univers de Alejandro Jodorowsky, réunissant: Fando et Lis, El topo, La montagne sacrée, le tout dans une version remastérisée par l’auteur lui-même.

Un artiste « total »

Né à Iquique, dans le nord du Chili le 02 février 1929, Alejandro Jodorowsky s’installe à Santiago dès l’âge de 12 ans.

Après deux ans de philosophie et de psychologie, il suit une carrière artistique, fonde une troupe de marionnettes et entreprend des tournées au Chili.

En 1953, il émigre en France et étudie le mime avec ?tienne Décroux puis Marcel Marceau pour lequel il écrit quelques pantomimes célèbres, comme « La Cage », « Le Fabricant de Masques » et « L’épée du Samouraï ».Jodorowsky noue des liens avec des artistes passionnés de spiritualité, d’art et de surréalisme.

En 1962, il co-fonde le mouvement Panique avec Fernando Arrabal et Roland Topor.

En 1965, il part pour le Mexique et y restera dix ans. ? Mexico il crée le « Théâtre d’avant-garde » où il met en scène des oeuvres de Strindberg, Ionesco, Arrabal, Beckett, Shakespeare et Nietzsche. C’est également au Mexique que Jodorowsky s’initie à la bande dessinée avec Fabuls Panicas. Il crée en 1967 sa propre société, Producciones Pánicas, pour réaliser son premier film, une version dalíesque de la pièce d’Arrabal, Fando et Lis, fable moderne, dans laquelle deux jeunes gens sont à la recherche d’une cité mythique où tous leurs voeux seraient exaucés. Sur leur chemin, ils ne rencontreront que corruption et folie.

Sélectionné au Festival du Film d’Acapulco, il y provoque un véritable scandale.

Après avoir réalisé El Topo et La Montagne sacrée respectivement en 1970 et 1973, il rentre en France en 1975. Alejandro Jodorowsky travaille alors avec Moebius sur le story-board de « La Planète des Singes » et l’adaptation de Dune de Frank Herbert, mais le projet est abandonné, faute de moyens. Dino de Laurentiis rachètera les droits du roman que réalisera David Lynch. En 1979, Jodorowsky réalise Tusk, un film qui conte le destin d’Elise, jeune orpheline vivant en Inde, qui rencontre Tusk, un éléphanteau né le même jour qu’elle. Il crée ensuite en collaboration avec Moebius le personnage de John Difool, héros de la saga de « L’Incal« . Il débute alors une série de performances connue sous le nom de Cabaret mystique en 1981, one man show hebdomadaire au cours duquel, devant un parterre d’inconditionnels, celui qui se surnomme lui-même le Raymond Devos du mysticisme tire le tarot, raconte des blagues métaphysiques et commente les arbres généalogiques.

Il réalise en 1989 Santa Sangre, l’histoire d’un jeune homme traumatisé dans son enfance, et enfermé dans une institution psychiatrique. Fable psychanalytique sur fond de mystique chrétienne et de paganisme, Santa Sangre est un poème cru et scabreux, magnifique et perturbant.

L’année suivante, il dirige Peter O’Toole, Omar Sharif et Christopher Lee dans Le Voleur d’arc-en-ciel.

En 1993, il écrit « La Vérité est au Fond des Rêves » pour Jean-Jacques Chaubin, ainsi que « La Guerre de Megalex » pour Katsuhiro Otomo.

Jodorowsky reçoit à Angoulême l’Alph’art du Meilleur Scénario en 1996 pour le premier volume de sa nouvelle série avec Georges Bess, « Juan Solo ».En 1999, il poursuit « Megalex » avec Fred Beltran, et Angoulême consacre à Jodorowsky un étage de son théâtre, où l’oeuvre d’une vie est résumée en une dizaine de scènes, couvrant aussi bien son travail de cinéaste, de scénariste de bande dessinée, de romancier que de poète mystique.

…à suivre.

« cinemoovie »

La « Restauration » du Tarot de Marseille

En 1997, paraît un Tarot de Marseille signé par Jodorowski et Philippe Camoin.

Philippe Camoin est le dernier héritier des Maîtres Cartiers marseillais… La Maison CAMOIN remonte à Nicolas CONVER qui grave en 1760 son Tarot de Marseille en perpétuant la tradition de maîtres beaucoup plus ancien dont François Chosson (1672) est un exemple. Au XIXe siècle, la Maison Camoin recueille la tradition de tous les maîtres cartiers marseillais et devient l’unique à Marseille.

je ne suis pas expert en la matière, il existe à ce sujet des points de vues divergeants. Pour approfondir la connaissance historique du (ou des) Tarots de marseille, on peut visiter le site de Corinne Morel,JC Flornoy, d’Alain Bougearel, le fameux site TRIONFI, etc.

Alexandro Jodorowsky a publié (éditions Albin Michel) «La Voie du Tarot», aidé par Marianne Costa, qui a recueilli soigneusement une foule de renseignements qu’Alexandro dispense dans ses conférences publiques, leçons diverses et dans ses cours. Il en résulte une véritable somme, très attendue il faut bien le dire.

Tout en commençant par raconter une partie de sa vie et sa rencontre avec les Arcanes, Jodorowsky explique les origines des cartes. Il tire le parallèle avec l’arbre des sephirots réunis par 22 chemins de vie, chiffre identique aux 22 arcanes majeurs du Tarot. Il décrit également ses diverses recherches, sa mémorisation soigneuse de tous les détails des cartes.

Vint la rencontre avec Philippe Camoin, le dernier héritier de la tradition des maîtres cartiers marseillais. Jodorowsky raconte comment son idée de thérapie à la rencontre du père (Philippe Camoin a perdu son père dans un accident) est devenu une ?uvre sacrée de restauration du Tarot de Marseille. Les obstacles, paraissant insurmontables, ne sont pas cachés.

Le souvenir d’un très ancien jeu, qu’un antiquaire avait voulu vendre à Jodorowsky, resurgit et, comme par miracle, ce jeu peint à la main fut retrouvé chez le descendant de l’antiquaire, au Mexique.

Le fil d’Ariane pouvait se dérouler et révéler les trésors que l’on croyait perdus.

Le livre «La Voie du Tarot» donne des explications sur la structure globale et spatiale du jeu. Il détaille également les correspondances numérologiques. Il consacre ensuite un chapitre complet à chaque arcane en donnant des clés pour certains détails, en particulier ceux qui sont réapparus et qui ne se trouvent pas dans les anciens jeux. Des mots-clés, des interprétations traditionnelles complètent l’explication. La structure et la signification des arcanes mineurs sont également clairement exposées. Des exemples de tirages sont donnés, tout en tenant compte de la particularité de la méthode qu’utilise Jodorowsky: en tant que créateur, il invente des tirages pratiquement pour chaque interlocuteur. Il utilise sa créativité et son intuition pour obtenir un reflet adapté à son consultant.

Ce foisonnement expose une manière très ouverte d’appréhender le Tarot de Marseille restauré, de l’apprendre et de l’utiliser. Nul doute que La Voie du Tarot est devenu une référence.

Alexandro Jodorowsky ne cache pas que cette restauration a constitué également une cruelle épreuve. Lui qui connaissait tous les arcanes, les avait intégrés dans ses interprétations, devait se résoudre à admettre de profonds changements.

Par exemple, dans le Tarot de Paul Marteau, le Pendu (arcane XII) n’est pas attaché par un pied, par contre il l’est dans le Tarot restauré, «je dus passer d’un personnage qui avait librement décidé de ne pas agir à un autre qui recevait ses liens comme une loi cosmique contre laquelle il ne pouvait se rebeller, ce qui signifiait que la liberté, pour lui, était d’obéir à la Loi». L’auteur donne d’autres exemples.

«Dans la Maison Dieu apparurent trois marches initiatiques et une porte, ce qui impliquait que les deux personnages ne tombaient pas mais sortaient joyeusement de leur propre volonté… »

De son côté, Philippe Camoin a participé à cette reconstitution en tant qu’héritier d’une tradition. Pour lui cette démarche fut une initiation, elle l’est certainement encore.

Il a rencontré dans de nombreux pays un intérêt croissant pour le Tarot de Marseille restauré avec des attachements très forts au Japon ou en Espagne. Il donne une partie de ses cours dans l’abbaye de Saint-Maximin, dans le Sud de la France.

Ecoutons Alejandro Jodorowski raconter le Tarot de Marseille…

 

Entretien avec Krishnamurti

Voici un entretien exeptionel réalisé par Carlo Suarès pour la revue Planète (n°14 / jan-fev 1964). Ce texte a été rédigé sur les notes prises au cours d’une semaine d’entretien qui ont eu lieu en français. Il a été lu et corrigé par Krishnamurti lui-même. On peut y voir une mise au point d’une des pensée les plus originales qui soient, et , peut-être une sorte de testament spirituel.

Krishnamurti : Que me veulent-ils, vos amis de Planète ? Veulent-ils des faits réels, ou simplement de l’érudition ? Pensent-ils que je leur apporterai des résultats de lectures ? Des conclusions ? Des opinions ? Des synthèses ? Des idées ?

Carlos Suarès : Ce n’est pas ce qu’ils veulent.

Krishnamurti : Dites-leur que je n’ai rien lu, que je n’ai pas de références. Pour moi, il n’y a de mutation psychologique que lorsque cesse le processus additif.

Carlos Suarès : Vous venez de prononcer le mot de mutation. C’est un mot que l’on trouve souvent dans Planète. mais accompagné, en général, de l’idée que la métamorphose de ce monde moderne peut nous amener, comme naturellement, à un changement d’état intérieur, tandis que vous voulez une révolution totale et immédiate de la conscience, que ne peut provoquer aucune évolution.

Krishnamurti : Nous savons tous que notre époque est explosive, que les moyens de l’homme, demeurés à peu de chose près constants pendant des millénaires, sont tout à coup multipliés des millions de fois ; que les calculateurs électroniques, pour ne mentionner que cela, deviennent d’heure en heure plus fantastiques ; que demain on ira dans la Lune ou ailleurs ; que la biologie est en train de découvrir le mystère de la vie et même de créer la vie.

Nous savons que les données les mieux établies de la science s’écroulent ; que tout est constamment remis en question et que les cerveaux sont contraints et forcés de se mettre en mouvement. Nous savons tout cela ; il n’est donc pas nécessaire de revenir sur cet aspect de notre époque.

Dans la confusion actuelle, l’homme est à la recherche d’une sécurité matérielle qui ne peut être trouvée que par des connaissances technologiques.

Les religions sont devenues des superstructures qui n’ont guère une réelle importance dans les affaires du monde, cependant que les questions fondamentales demeurent sans réponse : le Temps, la Douleur, la Peur…

Mutation, Religions, Peur…

Carlos Suarès : C’est là que nous pouvons entreprendre un débat. Je crois que de nombreux lecteurs de Planète vous diront ceci, puisqu’ils sont aussi d’accord pour constater que le milieu est en plein bouleversement : pourquoi, dès lors, ne. pas penser que ce formidable mouvement ne se produira pas en même temps dans nos cerveaux ?

Krishnamurti : . Nous pouvons, en effet, le penser. Mais est-ce cela que l’on peut appeler une mutation ? Avoir un cerveau électronique ? Le cerveau n’est pas toute la conscience.

Carlos Suarès : Il ne s’agit pas que du cerveau. Notre conscience s’élargit à la mesure de la planète, et ce qui se passe à l’autre bout du monde…

Krishnamurti : Oui, oui, ,j’ai compris…

Carlos Suarès : … Les moines bouddhistes qui se font briller, les noirs d’Amérique…

Krishnamurti : Mais oui, mais oui, ils font partie de nous, et l’effroyable misère en Asie, et toutes les tyrannies partout, et la cruauté, et l’ambition, et l’avidité, et les innombrables conflits du monde ; nous sentons tout cela.

Tout cela, c’est nous. Ayez tout cela totalement présent à l’esprit, et voyez à quelle extraordinaire profondeur doit se faire la mutation.

Carlos Suarès : Il y a en ce moment, en France, un courant de pensée qui, constatant que la complexité du milieu humain est devenue inextricable, souhaiterait que puisse se constituer une pensée humaine collective, capable de rassembler en une synthèse les fils épars de nos connaissances…

Krishnamurti : Quelles autres questions voyez-vous ?

Carlos Suarès : La question religieuse, naturellement. Peut-on prévoir une religion de l’avenir basée sur une meilleure connaissance du Cosmos et sur le sentiment que l’homme en fait partie ?

Krishnamurti: Et quoi encore ?

Carlos Suarès : On m’a chargé de vous demander ce que vous pensez du fait qu’au tréfonds de l’homme moderne, qu’il soit jeune ou vieux, il y a la peur…

Krishnamurti : Je vois. Si vous le voulez bien, nous allons nous mettre au travail… Mais êtes-vous sûr que Planète acceptera de publier tout ce que je dirai ?

Carlos Suarès : J’en ai l’assurance formelle. Pouvez-vous, en une phrase, me donner l’essentiel de ce que vous vous proposez de faire ?

Krishnamurti : Déconditionner la totalité de la conscience.

Carlos Suarès : Vous voulez dire que vous demandez à chacun de déconditionner l’absolue totalité de sa propre conscience ? Permettez-moi de vous dire que ce qui déconcerte le plus, dans votre enseignement, c’est votre insistante affirmation que ce décondi- tionnement total de la conscience n’a besoin d’aucun temps.

Krishnamurti : Si c’était un processus évolutif, je ne l’appelerais pas mutation. Une mutation est un changement d’état brusque.

La mutation psychologique n’est pas ce que vous croyez.

Carlos Suarès : Je n’imagine pas un « mutant », c’est-à-dire un homme changeant d’état de conscience, qui n’emporterait pas avec lui la résultante de tout le passé. L’homme modifie le milieu et le milieu le modifie…

Krishnamurti : Non : l’homme modifie le milieu et le milieu modifie telle partie de l’homme qui est branchée sur la modification du milieu, non l’homme tout entier, dans son extrême profondeur.

Aucune pression extérieure ne peut faire cela : elle ne modifie que des parties superficielles de la conscience. Aucune analyse psychologique ne peut non plus provoquer la mutation car toute analyse se situe dans le champ de la durée. Et aucune expérience ne peut la provoquer, quelque exaltée et« spirituelle » qu’elle soit.

Au contraire, plus elle apparaît comme une révélation, plus elle conditionne. Dans les deux premiers cas – modification psychologique produite par l’analyse ou introspection, et modification produite par une pression extérieure – l’individu ne subit aucune transformation profonde : il n’est que modifié, façonné, réajusté, de manière à être adapté au social.

Dans le troisième cas. modification amenée par une expérience dite spirituelle, soit conforme à une foi organisée, soit toute personnelle, l’individu est projeté dans l’évasion que lui dicte l’autorité de quelque symbole.

Dans tous les cas il y a action d’une force contraignante prenant appui sur une morale sociale, c’est-à-dire un état de contradiction et de conflits.

Toute société est contradictoire en soi. Toute société exige des efforts de la part de ceux qui la constituent. Or contradiction, conflit, effort, compétition sont des barrières qui empêchent toute mutation, car mutation veut dire liberté.

Carlos Suarès : D’où les évasions dans les symboles ?

Krishnamurti : II n’y a d’images symboliques que dans les parties inexplorées de la conscience. Même les mots ne sont que des symboles. Il faut crever les mots.

Carlos Suarès : Mais les théologies…

Krishnamurti : Laissons là les théologies. Toute pensée théologique manque de maturité.

Ne perdons pas le fil de notre entretien. Nous en étions à l’expérience, et nous disions que toute expérience est conditionnante. En effet, toute expérience vécue – et je ne parle pas seulement de celles dites spirituelles – a nécessairement ses racines dans le passé.

Qu’il s’agisse de la réalité ou de mon voisin, ce que je reconnais implique une association avec du passé. Une expérience dite spirituelle est la réponse du passé à mon angoisse, à ma douleur, à ma peur, à mon espérance.

Cette réponse est la projection d’une compensation à un état misérable. Ma conscience projette le contraire de ce qu’elle est, parce que je suis persuadé que ce contraire exalté et heureux est une réalité consolante.

Ainsi, ma foi catholique ou bouddhiste construit et projette l’image de la Vierge ou du Bouddha, et ces fabrications éveillent une émotion intense dans ces mêmes couches de conscience inexplorées qui, l’ayant fabriquée sans le savoir, la prennent pour la réalité.

Les symboles, ou les mots, deviennent plus importants que la réalité. Ils s’installent en tant que mémoire dans une conscience qui dit : « Je sais, car j’ai eu une expérience spirituelle. » Alors les mots et le conditionnement se vita- lisent mutuellement dans le cercle vicieux d’un circuit fermé.

Carlos Suarès : Un phénomène d’induction ?

Krishnamurti : Oui. Le souvenir de l’émotion intense, du choc, de l’extase engendre une aspiration vers la répétition de l’expérience, et le symbole devient la suprême autorité intérieure, l’idéal vers lequel se tendent tous les efforts. Capter la vision devient un but ; y penser sans cesse et se discipliner , un moyen.

Mais la pensée est cela même qui crée une distance entre l’individu tel qu’il est et le symbole ou l’idéal. Il n’y a de mutation possible que si l’on meurt à cette distance. La mutation n’est possible que lorsque toute expérience cesse totalement. L’homme qui ne vit plus aucune expérience est un homme éveillé. Mais voyez ce qui se passe partout : on recherche toujours des expériences plus profondes et plus vastes. On est persuadé que vivre des expériences, c’est vivre réellement.

En fait, ce que l’on vit n’est pas la réalité, mais le symbole, le concept, l’idéal, le mot. Nous vivons de mots. Si la vie dite spirituelle est un perpétuel conflit, c’est parce qu’on y émet la prétention de se nourrir de concepts comme si, ayant faim, on pouvait se nourrir du mot « pain ». Nous vivons de mots et non de faits.

Dans tous les phénomènes de la vie, qu’il s’agisse de la vie spirituelle, de la vie sexuelle, de l’organisation matérielle de nos affaires ou de nos loisirs, nous nous stimulons au moyen de mots. Les mots s’organisent en idées, en pensées et, sur ces stimulants, nous croyons vivre d’autant plus intensément que nous avons mieux su, grâce à eux, créer des distances entre la réalité (nous, tels que nous sommes) et un idéal (la projection du contraire de ce que nous sommes). Ainsi, nous tournons le dos à la mutation.

Mourez au temps, aux systèmes, aux mots

Carlos Suarès : Récapitulons. Tant qu’existe dans la conscience un conflit, quel qu’il soit, il n’y a pas mutation. Tant que domine sur nos pensées l’autorité de l’église ou de l’état, il n’y a pas mutation.

Tant que notre expérience personnelle s’érige en autorité intérieure, il n’y a pas mutation.

Tant que l’éducation, le milieu social, la tradition, la culture, bref notre civilisation, avec tous ses rouages, nous conditionne, il n ‘y a pas mutation.

Tant qu’il y a adaptation, il n’y a pas mutation.

Tant qu’il y a évasion, de quelque nature qu’elle soit, il n’y a pas mutation.

Tant queje m’efforce vers une ascèse, tant que je crois à une révélation, tant que j’ai un idéal quel qu’il soit, il n’y a pas mutation.

Tant que je cherche à me connaître en m’analysant psychologiquement, il n’y a pas mutation.

Tant qu’il y a effort vers une mutation, il n’y a pas mutation.

Tant qu’il y a image, symbole, ou des idées, ou même des mots, il n’y a pas mutation.

En ai-je assez dit ? Non pas. Car, parvenu à ce point, je ne peux qu’être amené à ajouter : tant qu’il y a pensée, il n’y a pas mutation.

Krishnamurti : C’est exact.

Carlos Suarès : Alors, qu’est-ce que cette mutation dont vous parlez tout le temps ?

Krishnamurti : C’est une explosion totale à l’intérieur des couches inexplorées de la conscience, une explosion dans le germe ou, si vous voulez, dans la racine du conditionnement, une destruction de la durée.

Carlos Suarès : Mais la vie même est conditionnement. Comment peut-on détruire la durée et ne pas détruire la vie elle-même ?

Krishnamurti : Vous voulez réellement le savoir ?

Carlos Suarès : Oui.

Krishnamurti : Mourez à la Durée. Mourez à la conception total du Temps : au passé, au présent et au futur. Mourez aux systèmes, mourez aux symboles, mourez aux mots, car ce sont des facteurs de décomposition.

Mourez à votre psychisme car c’est lui qui fabrique le Temps psychologique.

Ce Temps n’a aucune réalité.

Carlos Suarès : Et alors, que reste-t-il, si ce n’est le désespoir, l’angoisse, la peur d’une conscience ayant perdu tout point d’appui et jusqu’à la notion de sa propre identité ?

Krishnamurti : Si un homme me posait cette question ainsi, je lui répondrais qu’il n’a pas fait le voyage, qu’il a eu peur de passer sur l’autre rive. Qu’est-ce que la peur ?

Carlos Suarés : Ce que vous dites fait peur. Et je me demande si la conscience n’a pas, au plus profond d’elle-même, besoin de cette peur.

Cela expliquerait pourquoi celle-ci est toujours entretenue, alimentée par les religions, qui sont censées être des refuges et des tranquillisants.

Elles entretiennent la peur en empêchant la conscience de se percevoir telle qu’elle est. Elles interposent, entre la conscience et la réalité, l’écran des théologies.

Krishnamurti : Ce problème est à la fois profond et vaste. Abordons-le en le tâtant, pour ainsi dire, de divers côtés. La peur est Temps et Pensée. Nous donnons une continuité à la peur au moyen de la pensée, et au moyen de la pensée nous donnons une continuité au plaisir. Ce fait est simple : en pensant à l’objet de notre plaisir, nous conférons au plaisir une continuité, et nous faisons de même pour la peur, en pensant à l’objet de notre peur. Si j’ai peur de vous – ou de la mort, ou d’autre chose -, je pense à vous ou à la mort et j’entretiens ainsi la peur. Si, par contre, il nous arrive de rencontrer face à face l’objet de notre peur, celle-ci cesse.

Carlos Suarès : Comment cela ?

Krishnamurti : Je parle de la peur psychologique, non de la peur d’un danger physique que l’on cherche à écarter, ce qui est naturel. Considérez la peur de la mort. En quoi consiste-t-elle ? On divise la totalité du phénomène vital en vie et mort. La vie est connue et, de la mort, on ne sait rien. A-t-on peur de ce que l’on ne connaît pas ou, plutôt, a-t-on peur de perdre ce que l’on connaît ?

Il est évident que vie et mort sont deux aspects d’un même phénomène. Si l’on cesse de les considérer comme deux phénomènes différents, il n’y a plus de conflit.

Carlos Suarès : Ne pouvons-nous pas nous poser la question de savoir ce qu’est la peur en soi ?

Krishnamurti : II n’y a pas de peur en soi. Il n’y a jamais que la peur de quelque chose.

La question de la mort

Carlos Suarès : Mais n’existe-t-il pas une peur fondamentale ?

Krishnamurti: Non. La peur est toujours la peur de quelque chose. Examinez la question très attentivement et vous le verrez. Toute peur, même inconsciente, est le résultat d’une pensée. La peur généralement répandue dans tous les domaines et la peur psychologique, à l’intérieur du moi, sont toujours la peur de ne pas être. De ne pas être ceci ou cela, ou de ne pas être tout court.

La contradiction évidente entre le fait que tout ce qui existe est transitoire et la recherche d’une permanence psychologique, voilà l’origine de la peur.

Pour être libéré de la peur, on doit explorer l’idée de per- manence dans sa totalité. L’homme qui n’a pas d’illusions n’a pas peur. Cela ne veut pas dire qu’il soit cynique, amer ou indifférent.

Carlos Suarès : Cela veut dire qu’il a vu que la structure psychologique sur laquelle il appuie la notion de son identité n’est pas réelle, qu’elle est verbale.

Krishnamurti : Ainsi, nous voici devant un des problèmes majeurs : la mort. Pour comprendre cette question, non pas verbalement mais en fait, je veux dire pour pénétrer en toute réalité le fait de la mort, on doit se débarrasser de tout concept, de toute spéculation, de toute croyance à son sujet, car toute idée que l’on peut avoir là-dessus est engendrée par la peur.

Si nous sommes sans peur, vous et moi, nous pouvons poser correctement la question de la mort. Nous ne nous demanderons pas ce qui arrive « après », mais nous explorerons la mort en tant que fait. Pour comprendre ce qu’est la mort, toute mendicité tâtonnante dans les ténèbres doit cesser. Sommes-nous, vous et moi, dans cette disposition d’esprit qui ne cherche pas à savoir ce qu’il y a « après la mort », mais qui se demande ce qu’est la mort ? Voyez-vous la différence ? Si l’on se demande ce qu’il y a « après », c’est parce que l’on ne se demande pas ce que c’est.

Et sommes-nous en condition de nous poser cette question ? Peut-on réellement se demander ce qu’est la mort tant que l’on ne se demande pas ce qu’est la vie ? Et est-ce se demander ce qu’est la vie, tant qu’on a des notions, des idées, des théories au sujet de ce qu’elle est ? Quelle est la vie que nous connaissons ?

Nous connaissons l’existence d’une conscience qui se débat sans cesse dans toutes sortes de conflits intérieurs et extérieurs.

Déchirée dans ses contradictions, cette existence est con- tenue dans le cercle de ses exigences et de ses obligations, des plaisirs qu’elle recherche et des souffrances qu’elle fuit. Nous sommes entièrement absorbés par un vide intérieur que l’accumulation de possessions matérielles ou mentales ne peut jamais combler.

Dans cet état, la question de ce qu’est la mort ne peut pas se poser, parce que la question de ce qu’est la vie ne se pose pas.

L’existence que nous connaissons est-elle la vie ? De même, les explications : résurrection des morts, réincarnation, etc., proviennent-elles d’une connaissance de la mort ? Elles ne sont que des projections d’idées que l’on se fait au sujet du fragment d’existence que l’on appelle vie.

Mourir à la structure psychologique avec laquelle on s’identifie ; mourir à chaque minute, à chaque journée, à chaque acte que l’on fait, mourir à l’immédiat du plaisir et à la durée de la peine, et savoir tout ce qui est impliqué dans ce mourir ; alors on est apte à poser la question : qu’est-ce que la mort ?

On ne discute pas avec la mort corporelle. Et pourtant, seuls ceux qui savent mourir d’instant en instant peuvent éviter d’entreprendre avec la mort un impossible dialogue. En cette mort perpétuelle est un perpétuel renouveau, une fraîcheur qui n’appartient pas au monde de la continuité dans la Durée. Ce mourir est création. Création est mort et amour.

Les églises ne peuvent rien

Carlos Suarès : J’ai des questions à vous poser au sujet de la religion. Les plus récentes des grandes religions sont tout de même nées à des époques où la Terre était un disque plat, où le soleil parcourait la voûte du ciel, etc. Jusqu’à une époque récente (Galilée n’est pas loin), elles imposaient par la violence une imagerie enfantine du Cosmos.

Aujourd’hui, ne pouvant faire autrement, elles se mettent au pas de la science et se contentent d’avouer que leurs cosmogonies ne sont que symboliques. Mais elles proclament que, malgré cette capitulation, elles sont les dépositaires de vérités éternelles. Qu’en pensez-vous ?

Krishnamurti : Elles poursuivent leur propagande en vue de conquérir un pouvoir sur les consciences. Elles cherchent à s’emparer de l’enfance pour mieux la conditionner.

Les religions des églises et celles des états proclament la nécessité de toutes les vertus, alors que leur Histoire n’est qu’une série de violences, de terreurs, de tortures, de massacres inimaginables.

Carlos Suarès : Mais ne pensez-vous pas que les églises aujourd’hui sont moins étroitement militantes ? Ne voyons-nous pas les chefs des plus grandes églises déclarer que la fraternité humaine est plus importante que le détail des cultes ?

Krishnamurti : Si une déclaration de fraternité est plus importante que le culte, c’est que le culte a perdu de son importance aux yeux mêmes de ses pontifes.

Ce prétendu universalisme n’est tout au plus qu’une tolérance. Etre tolérant, c’est à peine tolérer le voisin sous certaines conditions. Toute tolérance est intolérance, de même que la non-violence est violence. En vérité, à notre époque, la religion, en tant que véritable communion de l’homme avec ce qui le dépasse, ne joue pas de rôle dans la marche des affaires humaines.

Les organisations religieuses, par contre, sont des instruments politiques et économiques.

Carlos Suarès : Mais ces organisations religieuses ne peuvent-elles pas guider les hommes vers une réalité qui les dépasse ?

Krishnamurti : Non.

Qu’est-ce qu’un esprit libre ?

Carlos Suarès:Passons donc au sentiment religieux. L’homme moderne, qui vit consciemment dans l’univers d’Einstein et non plus dans celui d’Euclide, ne peut-il pas mieux communier avec la réalité de l’univers grâce à une conscience avertie et élargie d’une façon adéquate ?

Krishnamurti : Celui qui veut élargir sa conscience peut aussi bien choisir, parmi les psychodrogues, celle qui lui conviendra le mieux.

Quant à mieux communier avec l’univers grâce à une accumulation d’informations et de connaissances scientifiques au sujet de l’atome ou des galaxies, autant dire qu’une immense érudition livresque, au sujet de l’amour, nous fait connaître l’amour.

Et d’ailleurs votre homme ultra-moderne, si au courant des dernières découvertes scientifiques, aura-t-il pour autant mis le feu à son univers inconscient ?

Tant qu’une seule parcelle inconsciente subsistera en lui, il projettera une irréalité de symboles et de mots au moyen de laquelle il aura l’illusion de communier avec quelque chose de supérieur.

Carlos Suarès : Ne pensez-vous pas, cependant, qu’une religion de l’avenir sur des bases scientifiques est possible ?

Krishnamurti : Pourquoi parle-t-on de religion d’avenir ? Voyons plutôt ce qu’est la vraie religion. Une religion organisée ne peut produire que des réformes sociales, des changements superficiels. Toute organisation religieuse se situe nécessairement à l’intérieur d’un cadre social.

Je parle . d’une révolution religieuse qui ne peut avoir lieu qu’en dehors de la structure psychologique d’une société, quelle qu’elle soit. Un esprit vraiment religieux est dénué de toute peur, car il est libre de toutes les structures que les civilisations ont imposées au cours de millénaires.

Un tel esprit est vide, en ce sens qu’il s’est vidé de toutes les influences du passé, collectif et personnel, ainsi que des pressions qu’exerce l’activité du présent qui crée le futur.

Carlos Suarès : Un tel esprit, du fait qu’il s’est vidé de son contenu qui en vérité le contenait, est extraordinairement libre…

Krishnamurti : Il est libre, vif et totalement silencieux. C’est le silence qui importe. C’est un état sans mesure. Alors seulement peut-on voir, mais non en tant qu’expérience, Cela qui n’a pas de nom, qui est au-delàde la pensée, qui est énergie sans cause.

A défaut de ce silence créateur, quoi que l’on fasse, il n’y aura sur terre ni fraternité ni paix, c’est-à-dire pas de vraie religion.

Carlos Suarès : Toutes les religions préconisent quelque forme de prière, quelque méthode de contemplation en vue d’entrer en communion avec une réalité supérieure, dont le nom, Dieu, Atman, Cosmos, etc. varie. Par quel acte religieux procédez-vous ? Est-ce que vous priez ?

Krishnamurti : La répétition de mots sanctifiants calme un esprit agité en l’endormant.

La prière est un calmant qui permet de vivre à l’intérieur d’un enclos psychologique sans éprouver le besoin de le mettre en pièces, de le détruire. Le mécanisme de la prière, comme tous les mécanismes, donne des résultats mécaniques.

Il n’existe pas de prière capable de transpercer l’ignorance de soi. Toute prière adressée à ce qui est illimité présuppose qu’un esprit limité sait où et comment atteindre l’illimité. Cela veut dire qu’il a des idées, des concepts, des croyances à ce sujet, et qu’il est pris dans tout un système d’explications, dans une prison mentale.

Loin de libérer, la prière emprisonne. Or, la liberté est l’essence même de la religion, dans le vrai sens de ce mot. Cette essentielle liberté est déniée par toutes les organisations religieuses, e n dépit de ce qu’elles disent. Loin d’être un état de prière, la connaissance de soi est le début de la méditation. Ce n’est ni une accumulation de connaissances sur la psychologie, ni un état de soumission dite religieuse, où l’on espère la grâce.

C’est ce qui démolit les disciplines imposées par la Société ou l’église. C’est un état d’attention et non une concentration sur quoi que ce soit de particulier. Le cerveau étant tranquille et silencieux observe le monde extérieur et ne projette plus aucune imagination ni aucune illusion. Pour observer le mouvement de la vie, il est aussi rapide qu’elle, actif et sans direction.

Alors seulement, l’immesurable, l’intemporel, l’infini peut naître. C’est cela, la vraie religion.

Ce qui reste à éveiller

Carlos Suarès : Pensez-vous qu’une pensée collective, qu’une intelligence collective, ayant enregistré et synthétisé les récentes acquisitions de toutes les sciences, si elle pouvait se constituer, serait à même de guider l’humanité vers une saine évolution ?

Krishnamurti : Du char à boeufs à la fusée astronautique la progression est due à une certaine partie du cerveau. Se développerait-elle, cette partie, encore des millions de fois, elle ne ferait pas avancer d’un pas le problème fondamental que se pose la conscience humaine à son propre sujet. Et elle se développera. Ce processus est irréversible et nécessaire.

Mais il existe une autre partie du cerveau qui n’est pas éveillée et que nous pouvons vitaliser dès aujourd’hui. Cet éveil n’est pas une question de temps. C’est une explosion révolutionnaire qui, aux sources de toute chose, surgit et empêche que se cristallise, que se durcisse, par les dépôts du passé, une structure psychologique.

Cette lucidité aborde chaque problème au fur et à mesure qu’il se présente, et l’importance du problème devient secondaire.

La liberté et la paix ne pourront s’instaurer dans le monde que si ce surgissement, qui est énergie sans cause, ni individuelle ni collective, est vivant.

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