David Lynch, ou la magie du cinématographe

En hommage à David Lynch, décédé le 16 janvier 2025, nous republions ce texte analysant son rapport au cinéma : presque primitif, comparable à l´émerveillement ressenti par les spectateurs devant les spectacles de la lanterne magique ou les premières projections des Frères Lumière à la fin du 19e siècle.

David Lynch n’est pas, au contraire d’autres cinéastes de sa génération tels que Martin Scorsese, Francis Coppola, Steven Spielberg ou encore George Lucas, un « enfant du cinéma ». Il n’a pas passé son enfance dans les salles obscures à vivre des aventures extraordinaires dans les contrées désertiques de l’Ouest sauvage ou dans les rues inquiétantes de Chicago. Non, la vocation première de David Lynch est la peinture, autrement dit l’image, le cadre. Son entrée dans le monde du cinéma ne s’est pas fait par mimétisme ou par passion, mais suite à la découverte d’un élément constitutif du dispositif cinématographique, en l’occurrence le mouvement : « J’avais peint un tableau […] presque totalement noir. Il y avait une figure, juste au centre de la toile. Je regarde cette figure, j’entends un bruit de vent et je vois une sorte de mouvement. Et j’ai eu l’espoir que le tableau soit vraiment capable de bouger, rien qu’un petit peu. Et voilà. » (Chris Rodley, « Entretiens avec David Lynch », Cahiers du Cinéma, p.30). Le rapport de David Lynch au cinéma est presque primitif, comparable à l’émerveillement ressenti par les spectateurs devant les spectacles de la lanterne magique ou les premières projections des Frères Lumière à la fin du 19e siècle.

Les films de David Lynch sont moins des récits que des expériences, comme en témoigne le résumé officiel de « l’intrigue » de son dernier opus Inland Empire : « Une histoire de mystère. Au cœur de ce mystère, une femme amoureuse et en pleine tourmente. ». C’est que David Lynch ne raconte pas, il montre. David Lynch n’explique pas, il fait ressentir. Ses films s’adressent directement à l’inconscient, aux impressions, aux émotions. C’est pourquoi le cinéaste américain ne se livre jamais à l’exercice de l’interprétation de sa propre filmographie. Pour lui, les mots ne peuvent être que réducteurs, à l’image de celui qui raconte son rêve à un ami et prend conscience que les mots sont incapables de rendre compte du ressenti. David Lynch n’est pas un « enfant du cinéma », mais il est comme un enfant au cinéma, fasciné par ces étranges images qui bougent sur l’écran et qui lui rappelle l’affreux cauchemar de la nuit précédente. Le dispositif cinématographique est au cœur même de son œuvre, de façon plus ou moins directe, parce que le cinéma, pour Lynch, c’est la magie à l’état pur.

La magie de la lumière

Au commencement du cinéma, il y a donc la lumière. Car sans lumière, point de projection possible. Bien sûr, tout cinéaste, même le plus mauvais, se sert de la lumière pour donner vie à ses images, et Lynch ne fait pas (et ne peut pas faire) exception de cette donnée du cinéma. La particularité du réalisateur réside plutôt dans son obsession à filmer des sources lumineuses au sein même de ses images, sources qui inondent l’image et permettent de les faire sortir du noir (donc du non-voir) dans lesquelles elles se trouvent originellement. David Lynch aime à filmer des lampes, ces petites lampes de chevet que l’on retrouve en multitudes dans EraserheadBlue VelvetLost HighwayMulholland Drive ou encore Inland Empire. Ainsi, les appartements des protagonistes de ces films sont éclairés non pas par des sources lumineuses extérieures au lieu, donc extra-diégétique, mais par des lampes présentes dans le cadre qui « projettent des zones de lumière isolées, repliées sur elles-mêmes [et] qui dessinent autant d’archipels de solitudes dans lesquelles vient s’enfermer chacun des protagonistes. » (Guy Astic, « Lost Highway, Le Purgatoire des sens », Dreamland, p.91) Ces lampes sont comme de petits projecteurs qui diffuseraient un (des) film(s) au sein du cadre et permettraient aux corps des personnages de prendre consistance et de se révéler au regard du spectateur.

On retrouve aussi dans les films de Lynch la figure de la lumière stroboscopique, ces flashes lumineux se produisant par intermittence qui découpent les mouvements en fractions fixes et autonomes. C’est que le cinématographe est lui-même basé sur cette idée d’intermittence de la lumière, chaque image étant séparée de la suivante par un noir. C’est donc, paradoxalement, le fait de ne pas projeter en continu mais de façon discontinue qui donne naissance à la fluidité du mouvement, par le biais du phénomène biologique de la persistance rétinienne. Filmer ce phénomène de stroboscopie revient donc à mettre à nu le fonctionnement même du dispositif cinématographique et en pointer le caractère magique. C’est, par exemple, au début de Lost Highway, lorsque Fred Madison exécute un solo de saxophone complètement débridé dans une boîte de nuit tandis que des flashes stroboscopiques bleus viennent recouvrir par intermittence son visage déformé. C’est, à la fin de Twin Peaks Fire Walk With Me, lorsque Leland Palmer assassine Laura dans le wagon de train abandonné. C’est, à la fin d’Eraserhead, lorsque le bébé monstrueux entame son ultime transformation ou « transfiguration », selon le mot de Michel Chion (Michel Chion, « David Lynch », Cahiers du Cinéma, p.207). La stroboscopie, comme le cinéma, c’est voir ou ne pas voir. Mais, plus précisément encore, c’est voir et ne pas voir.

Enfin, la question de la lumière, et donc, par extension, de la projection, se retrouve dans les films de David Lynch de façon beaucoup moins symbolique, beaucoup plus directe. C’est, par exemple, la scène d’introduction de Mulholland Drive, avec ses projections superposées d’images de couples en train de danser, images elles-mêmes extraites du film dans le film intitulé L’histoire de Sylvia North. Ce phénomène de projection en poupée russe, se dédoublant à l’infini, correspond à l’état mental du personnage de Naomi Watts, submergée par la schizophrénie. Le dernier opus de David Lynch, Inland Empire, s’ouvre lui aussi sur l’idée de la projection, d’une façon tout à fait claire : l’écran est noir, et un faisceau lumineux triangulaire semblable à celui d’un projecteur cinématographique vient éclairer les immenses lettres du titre du film. Et cela n’est pas étonnant lorsque l’on sait que le film raconte l’histoire d’une actrice en train de tourner un film qui est lui-même le remake d’un film inachevé. Vertige de la mise en abyme. Magie du cinéma.

La magie du temps

Dans son (excellent !) ouvrage consacré au cinéma d’horreur, Eric Dufour qualifie David Lynch de « cinéaste du temps » (Eric Dufour, Le cinéma d’horreur et ses figures, PUF, p.78). Comme pour la lumière, il est évident que tout cinéaste utilise la dimension temporelle pour réaliser un film, dimension elle aussi constitutive du dispositif cinématographique. Cette notion du temps est, comme l’a théorisé Gilles Deleuze, intimement liée à celle du mouvement. Il a été dit précédemment que David Lynch est venu au cinéma suite à son envie d’insuffler du mouvement à une image fixe (« Et j’ai eu l’espoir que le tableau soit vraiment capable de bouger, rien qu’un petit peu. »). Si David Lynch est un « cinéaste du temps », c’est parce qu’il fait de la temporalité un élément essentiel de son cinéma, qu’il ne l’utilise pas seulement pour raconter une histoire, mais pour en expérimenter les propriétés. On peut alors distinguer deux régimes différents de temporalité dans sa filmographie : la suspension et le surgissement. La suspension, comme l’explique Eric Dufour, « c’est l’anéantissement du devenir et l’impossibilité de pouvoir échapper à un présent condamné à se répéter perpétuellement. » (Eric Dufour, idem, p.69) Le surgissement, au contraire, c’est « la temporalité [qui] se détraque d’une autre manière, pour devenir un surgissement de quelque chose qui est toujours, à chaque instant, absolument nouveau, de sorte que toute continuité entre le passé et un présent toujours imprévisible est perdue. » (Eric Dufour, idem, p.76)

La notion de suspension du temps, on la retrouve par exemple de manière très éloquente dans Lost Highway, lors de la séquence de rencontre avec l’Homme-Mystère. Fred Madison est au bar, dans une salle remplie de monde et de musique, lève la tête et aperçoit un homme qui se dirige vers lui. A ce moment, la musique de la fête disparaît pour laisser place à une note très discrète et continue.

Les visages des deux hommes sont alors cadrés de façon serrés et l’arrière-plan devient flou. S’ensuit alors un dialogue des plus étrange, dans lequel l’Homme-Mystère explique à Fred qu’il se tient à la fois ici, devant lui, et dans sa maison. A la fin de la brève discussion, l’Homme-Mystère tourne les talons et disparaît dans la foule tandis que la musique de la fête revient et que l’arrière-plan redevient net. La rencontre des deux hommes semble donc s’être déroulée durant un laps de temps comme suspendu. Une sorte de parenthèse, un décrochement, presque un trou temporel venant percer la continuité de la séquence. Cette suspension du temps se traduit également par le fait qu’il est très difficile d’identifier les différents régimes temporels (passé, présent et futur) dans les films de Lynch, plus particulièrement dans ses derniers opus que sont Lost HighwayMulholland Drive et Inland Empire.

Deux séquences presque semblables peuvent être mises en parallèle pour illustrer cette idée, à savoir dans Lost Highway et Inland Empire. Au début de Lost Highway, Fred Madison, seul chez lui, décroche son interphone et entend une voix non-identifiée qui lui dit « Dick Laurent est mort. ». Puis, vers la fin du film, Fred Madison s’arrête devant chez lui, sonne à l’interphone et dit à celui qui décroche que « Dick Laurent est mort. » avant de s’enfuir en voiture, poursuivis par la police. Au début d’Inland Empire quatre personnages (Nikki, Devon, Kinglsey et Freddie) sont sur un plateau de tournage, occupés à répéter une scène du film qu’ils s’apprêtent à tourner. Puis Kinglsey (Jeremy Irons), réalisateur du film dans le film, entend du bruit venant de quelque part dans le décor, et Devon (Justin Theroux), acteur du film dans le film, se lève et de sa chaise sous les yeux de Nikki (Laura Dern), actrice du film dans le film, pour explorer chaque recoin du plateau sans jamais trouver qui que ce soit.

Plus tard dans le film, Nikki, seule dans sa maison, ouvre une porte et se retrouve à errer dans le dédale d’un plateau de cinéma. Elle aperçoit alors Devon, Kinglsey, Freddie (Harry Dean Stanton) et elle-même en train de répéter une scène du film qu’ils s’apprêtent à tourner. Prise de panique, elle s’enfuit et c’est alors que Kingsley entend du bruit et que Devon part explorer chaque recoin du plateau. Ici, il est impossible de dire si l’une des séquences est plus « réelle » que l’autre, si l’une se passe avant et l’autre après, si l’une est la conséquence ou l’origine de l’autre. Ainsi, « c’est comme si cet événement apparaissait comme l’horizon impossible à connaître d’une infinité de perspectives possibles non totalisables, comme un point de fuite duquel on pourrait se rapprocher sans jamais l’atteindre. » (Eric Dufour, idem, p.73) Le personnage interprété par Laura Dern dans Inland Empire explicite d’ailleurs clairement cette notion au sein même du film lorsqu’elle dit : « Je suis en train de vous expliquer comment se sont passé les choses. C’est juste que je ne sais plus ce qui vient avant et ce qui vient après. »

Mulholland Drive est lui aussi entièrement construit sur cette idée selon laquelle il n’y a pas « un temps linéaire, c’est-à-dire réel ou effectif, mais uniquement une succession de possibilités, de temps qui s’opposent, donc non pas un unique temps, mais différentes temporalités qui s’entrecroisent et parfois se rencontrent sans pouvoir toutefois jamais véritablement être unifiées […]. » (Eric Dufour, idem, p.73) Le spectateur est incapable de dire si c’est la première partie du film qui est rêvée par le personnage, ou si c’est la seconde, ou si ce sont les deux parties ou si ce n’est aucune des deux. La notion de cause à effet, primordiale au cinéma pour pouvoir raconter une histoire, est ici complètement abolie et provoque chez le spectateur une sensation de malaise tout à fait perturbante.

Une chose est sûre, c’est que les films de David Lynch sont (de plus en plus) imprévisibles. Imprévisibles au sens le plus basique du terme, autrement dit que l’on ne peut absolument pas pré-voir : « La narration cinématographique traditionnelle, avec son exigence de logique et de lisibilité, n’intéresse donc que très peu David Lynch, tout comme le fait de se limiter à travailler dans un seul genre à la fois. » (Chris Rodley, Idem, p.4). Le spectateur d’un film de Lynch est conscient que, au détour d’un raccord, d’un fondu ou d’un dialogue, tout peut arriver, à n’importe quel moment, sans raison apparente. Le fait que les films du cinéaste ne peuvent pas être classés dans un genre bien défini participe en effet de cette volonté de travailler cette notion d’imprévisibilité, car le genre est ce qui permet au spectateur de connaître à l’avance (donc de pré-voir) les codes narratifs et esthétiques qui vont lui être proposés le temps de la projection.

Chez Lynch, on passe du film noir au film d’horreur, de la comédie burlesque à la science-fiction, et ce non pas de films en films, mais au sein d’un même film. Et, chose encore plus perturbante, les personnages eux-mêmes sont susceptibles de changer d’identité à tout moment, comme c’est le cas de Fred Madison/Pete Dayton et Renée Madison/Alice Wakefield dans Lost Highway, de Betty Elms/Diane Selwyn et Rita/Camilla Rhodes dans Mulholland Drive ou encore Nikki Grace/Susan Blue et Devon Berk/Billy Side dans Inland Empire.

Cette imprévisibilité, définie par Eric Dufour sous le terme de « surgissement », est pour Lynch une composante essentielle du cinéma, comparable à celle qui se produit au sein d’un rêve. Dans un rêve, chacun sait qu’une porte que l’on ouvre peut mener au fin fond de l’espace qui se transformera ensuite en cabinet de toilette puis en bateau de croisière, tout comme son voisin de palier deviendra Indiana Jones puis un cousin éloigné. C’est ce surgissement de ce qui est « toujours, à chaque instant, absolument nouveau » qui permet à Lynch de mettre au point ces « films-rêves » que sont Eraserhead, Blue Velvet, Twin Peaks, Lost Highway, Mulholland Drive et, plus que jamais, Inland Empire. C’est que le rêve est lui aussi de l’ordre de la projection, une projection mentale, et il s’agit moins pour le cinéaste de mettre en scène des rêves que de faire des films qui seraient eux-mêmes des rêves : « C’est justement là que réside le pouvoir du cinéma. Et même là, on n’y arrive pas toujours, parce que le rêveur a cru [à son rêve] à mille pour cent. Le rêve n’a eu lieu que pour lui. Pour lui, c’est unique et complètement personnel. Mais avec des sons, des situations et du temps, on peut vraiment s’approcher du même résultat pour le spectateur d’un film. » (Chris Rodley, idem, p.17).

La magie du son

Si David Lynch est venu au cinéma pour le mouvement (le temps), il y est également venu pour le son (« je regarde cette figure, j’entends un bruit de vent et je vois une sorte de mouvement. ») Depuis son premier film, Lynch participe donc de très près à la conception sonore des ses films car pour lui, le son ne sert pas simplement d’illustration aux images, il permet de leur conférer de l’espace, de les inscrire dans une ambiance et un rythme particulier. On peut tout autant écouter les films de David Lynch que les regarder : « C’est bien à l’impression sonore que Lynch travaille. Ne privilégiant pas la représentation mimétique et les liens synchrones entre image et son, il se soucie plutôt de donner à l’espace sonore une autonomie, de le désagréger pour voir comment les sons circulent, s’aimantent en lui. » (Guy Astic, idem, p.86) Il n’est donc pas étonnant de savoir que Lynch a composé et interprété un album intitulé Blue Bob, en collaboration avec le musicien John Neff ; qu’il a mis en scène un spectacle musical dont le titre, Industrial Symphony N°1, en résume le contenu ; qu’il a composé certains morceaux et écrits certaines chansons pour ses films ou encore qu’il possède chez lui, dans sa maison, un studio d’enregistrement dans lequel il peut se livrer à toutes sortes d’expérimentations sonores.

Cette fascination pour l’élément sonore, en tant que monde autonome capable de donner naissance à des émotions et qui, couplé avec l’image, donne corps à un monde mystérieux et magique, explique peut-être la présence récurrente, voire répétitive, des séquences musicales dans ses films. Non pas des séquences musicales dans lesquelles une chanson extra-diégétique vient illustrer et rythmer une séquence (celle des essayages en cabines dans Pretty Woman sur la chanson éponyme de Roy Orbison, pour en citer un exemple célèbre, ou à la façon d’un Scorsese dans Casino), mais des séquences musicales dans lesquelles il s’agit de mettre en scène des individus en train de créer de la musique, et le plus souvent en train d’interpréter une chanson.

C’est, par exemple, la séquence avec la Femme du Radiateur dans Eraserhead qui interprète une chanson, face caméra, sur une scène sans public ; c’est l’interprétation de Blue Velvet par Isabella Rossellini dans le film éponyme ; c’est l’interprétation de Love Me par Nicolas Cage dans Sailor et Lula lors de séquence de la boîte de nuit ; c’est la longue séquence dans le Club Silencio dans Mulholland Drive ou encore la danse effectuée par le groupe de prostituées dans Inland Empire. Ici, la musique n’est donc pas illustrative, comme plaquée sur l’image, mais elle vient de l’intérieur même de l’image, elle en est une composante essentielle et indivisible : « N’importe qui peut prendre une chanson et la mettre dans un film. Ce qui me plaît, c’est quand la chanson n’est pas seulement une couche en plus ! Il faut vraiment qu’elle ait en elle-même quelque chose qui plonge au plus profond de l’histoire. Ca peut créer quelque chose d’abstrait ou de lyrique. Et alors c’est vraiment un truc dont on ne peut pas se passer. Ca ne peut pas être simplement un morceau de musique. » (Chris Rodley, idem, p.102)

Lynch a souvent expliqué que certaines images, certaines séquences, et parfois même certains films, sont directement nés de chansons ou de morceaux musicaux. Blue Velvet, par exemple, est né de l’écoute de la chanson éponyme de Bobby Vinton qui a fait naître en Lynch des visions particulières (il parle de « pelouses dans un quartier », d’une fille « aux lèvres rouges » et, bien sûr, d’un morceau de velours bleu). Si c’est par l’intermédiaire de l’oreille que Lynch a plongé dans le film, c’est également ce qui arrive au personnage principal, Jeffrey (Kyle MacLachlan), qui trouve une oreille coupée dans une prairie, élément déclencheur qui le fera plonger dans un monde inquiétant. Cette notion de « plongée dans un monde » est soulignée par le fait que Lynch effectue un travelling avant en très gros plan qui plonge dans le creux de l’oreille coupée, creux qui apparaît alors immense, susceptible d’ouvrir sur un univers entier. C’est également suite à l’écoute de la chanson I’m Deranged de David Bowie que Lynch a imaginé tout le début de Lost Highway, avec cet homme, seul dans sa maison, qui semble perdu dans les ténèbres et la confusion.

Enfin, le son, au cinéma, c’est également les dialogues, autrement dit les mots. Pour Lynch, les mots sont des éléments physiques, ce sont des formes, ou plus précisément un agencements de formes. C’est pourquoi ses peintures contiennent souvent, pour ne pas dire toujours, des lettres, des mots, et ce autant pour leur sens que pour leur apparence. L’un de ses premiers travaux cinématographique s’intitule d’ailleurs The Alphabet, un court-métrage mêlant prises de vues réelles et animation qui lui permet d’expérimenter toutes sortes de choses autour des lettres. On retrouve ce motif des lettres dans Twin Peaks, dans lequel les policiers retrouvent des lettres sous les ongles des victimes du tueur sans que l’on ne connaisse jamais leur signification. Ainsi, le cinéma permet autant à Lynch de dire les mots que de les montrer.

La façon dont s’expriment les personnages des films de David Lynch est également tout à fait particulière. A ce propos, le cinéaste déclare : « On peut considérer les dialogues comme des espèces d’effets sonores ou musicaux. » (Chris Rodley, idem, p.52) Encore une fois, c’est autant ce que disent les personnages que la façon dont ils s’expriment qui intéresse le cinéaste. La scène de la soirée chez les parents de Mary dans Eraserhead est très révélatrice de ce rapport à la parole : si les personnages échangent des propos très conventionnels, le tempo non-naturel imposé par le cinéaste pour cet échange verbal donne à la scène un caractère unique. Il y a une sorte de trou entre chaque phrase, si bien que les mots semblent déconnectés l’un de l’autre, à l’image des personnages en présence dans la scène. La première partie de Lost Highway fonctionne également sur ce principe, où le couple Madison s’exprime « comme s’il était dans une pièce mortuaire et ses rares échangent résonnent comme dans un tombeau. » (Guy Astic, idem, p.85). Chaque phrase est entrecoupée de longs silences, pesants, pleins de non-dits. Un mot peut en cacher un autre. Et puis encore un autre. Si bien que leur sens premier est totalement brouillé et remis en cause : lorsque Fred demande à sa femme ce qu’elle va faire de sa soirée, elle lui répond qu’elle va « lire » ; et ce simple mot, qui se détache nettement dans le silence de la pièce, résonne de façon étrange aux oreilles de Fred et du spectateur soudain pris par le doute et la confusion. Chez Lynch, rien n’est fiable à cent pour cent. Ni les images. Ni les sons. Ni les mots. Surtout pas les mots.

Epilogue

« Les rêves éveillés sont de tous les plus importants, ceux qui se produisent quand je suis tranquillement installé dans mon fauteuil et que je laisse mon esprit vagabonder. Quand on dort, on ne contrôle pas ses rêves. J’aime plonger dans un monde de rêve que j’ai créé ou découvert ; un monde que j’ai choisi. » (Chris Rodley, idem, p.17) Pour David Lynch, le cinéma est donc de l’ordre de la magie, un dispositif technique qui permet de donner vie et de contrôler des images, des sons, des impressions, des idées qui peuplent son cerveau sans cesse en ébullition. Cette fascination pour le dispositif cinématographique se retrouve donc au sein même de ses films, ce qui est une façon de signifier au spectateur que rien de tout cela n’est réel, qu’il ne s’agit que d’une projection. A moins que ce ne soit la réalité elle-même qui ne soit pas si réelle que cela…

Source: Nicolas Ravain

Il était une fois le cinema

Amitiés

Claude Sarfati

Jiddu Krishnamurti

Jiddu Krishnamurti (1895-1986) est considéré comme le premier maitre spirituel laïc.

Voici quelques mots que Krishnamurti à cité le 19.05.93 à Ojai, en californie:

 »Quelle est cette chose que l’homme, depuis des temps immémoriaux, recherche en dehors du confort matériel, au-delà de la souffrance physique et de l’angoisse psychologique? Il disait qu’il doit y avoir quelque chose qui n’est pas créé par la pensée, qu’il doit exister quelque chose d’immense qui n’a pas de nom.  »

Dia de muertos

La fête des morts est une fête d’une grande importance au Mexique. Elle se déroule en effet, pendant 2 jours, le 1er et 2 novembre juste après la fête de Halloween qui n’a aucun rapport. C’est aussi une occasion pour se retrouver en famille.

Tout le monde, un jour ou l’autre, est confronté à la mort, que ça soit par la sienne ou celle d’un proche. De nombreux rituels, spécifiques à chaque culture, ont été développés pour permettre aux vivants d’accepter la mort ainsi que pour aider le défunt à accéder à accéder à son nouvel état méta-physique.

La fête des morts, vieille d’environ 3500 ans, découle de nos jours de plusieurs traditions.

Lors de l’époque de Moctezuma (dernier empereur Aztèque), les habitants du Mexique avaient l’habitude de venir plusieurs fois par an sur les tombes des morts. La famille du défunt dansait, chantait et laissait des offrandes afin de pourvoir aux besoins du défunt dans l’au-delà.

En réalité, les Aztèques pratiquaient 2 fêtes majeures: une pour les enfants (Miccaihuitontli), et une pour les adultes (Hueymiccalhuitl). La petite fête était célébrée 20 jours avant la grande.

Les Espagnols, eux, avaient l’habitude de venir dans les cimetières pour y déposer du pain, du vin et des fleurs pour la Toussaint. Les Espagnols pensaient que les âmes parcouraient la Terre et flottaient autour d’eux. Tous craignaient qu’elles s’abattent sur eux pour les emporter avec elles. C’est pourquoi ils préparaient des autels avec du vin et du pain pour les apaiser. Des cierges les guidaient jusqu’à l’autel.

Le rituel Aztèque n’a donc pas été éradiqué par les Espagnols en les convertissant au catholicisme. La date a juste été fixée afin qu’elle coïncide exactement avec le jour de tous les saints, le 1er et 2 novembre, à la place des 2 précédentes fêtes séparées de 20 jours).

De nos jours, une autre culture vient s’ajouter à cete fête. L’arrivée des âmes des enfants le 31 octobre coïncide avec la fête d’Halloween. C’est pourquoi on rencontre dans les rues des enfants déguisés en Dracula, momies et autres morts vivants tenant une citrouille. Ils ne disent pas « trick or treat », mais « calaveras » selon la tradition del dia de los Muertos, afin d’obtenir des friandises ou des pièces de monnaie.

Le rituel et les célébrations

Ce jour de la fête des morts, les familles vont rendre visite aux tombes de leurs ancêtres et les nettoient, les décorent, leurs mettent des fleurs (spécialement des fleurs oranges appelées zempaxuchitl) ainsi que des bougies. Les âmes des défunts reviennent sur Terre suivant un certain ordre. Il convient alors de leur donner les offrandes appropriées.

Les personnes décédant durant le mois précédent ne reçoivent pas d’offrande car elles n’ont pas eu le temps de demander la permission de retourner sur Terre.

Pour les enfants morts avant d’avoir été baptisés, on offre des fleurs blanches et des cierges. Pour les autres, on apporte des jouets.

Pour les adultes, on apporte des bouteilles de tequila.

Des offrandes sont aussi faites dans chaque maison sur des autels situés dans les chambres des défunts, plus ou moins décorés et remplis selon les familles.

On y trouve: du copal dans son encensoir, des fleurs porte-bonheur, des cierges allumés, des photos représentants le défunt de son vivant, des têtes de morts en sucre ou en chocolat, des fruits, le pain des morts, des bonbons, de la nourriture que le défunt appréciait le plus, des boissons, de l’eau bénite et diverses offrandes particulières au défunt (tabac, poteries…).

Les têtes de morts portent sur le front les prénoms des morts. Bien qu’elles soient généralement représentatives du défunt, elles peuvent se déguster.

Les Aztèques et autres civilisations gardaient comme trophée les crânes des vaincus et les rassemblaient lors de la fête des morts. Ces crânes symbolisent le mort et la renaissance.

Pour guider les âmes, un chemin de pétales de fleurs est réalisé de la rue jusqu’à l’autel. Des prières sont récitées et de la musique est jouée. Les Mexicains, qui sont presque tous catholiques, débutent leur journée en priant les défunts, et la terminent en buvant à leur santé.

Le mexicain n’a pas peur de la mort, il se moque d’elle, joue avec, et même cohabite. C’est une coutume qui pour nous, nous semble choquante voire provocante car la mort est traitée comme un personnage quasi humain avec familiarité et dérision…

Ne serait-ce pas tout simplement une autre manière d’aborder la vie et par là même d’intégrer plus naturellement et sans honte cette mort qui nous fait peur et nous fascine ?

Le cabaret mystique

Alejandro Jodorowsky s’est beaucoup inspiré des surréalistes, du théâtre et son double d’Antonin Artaud pour créer son fameux cabaret mystique.

Il promène son cabaret à travers le monde, mélange de blagues, de paroles sacrées, d’anecdotes personnelles, de sa perception du Tarot, etc.

A travers les récits de vie qui lui ont été faits au cours des multiples consultations de Tarot, il a élaboré un nouveau concept d’Arbre Généalogique.

Ce que chaque personne raconte dans les tirages est la traduction des évènements de son Arbre Généalogique.

Ainsi durant prés de deux heures, il met en scène Tarot, Psychogénéalogie et son concept de Psychomagie, inspiré du psychiatre américain Mitton Erickson.

… La dimension carnavalesque de l’enseignement de Jodorowsky doit beaucoup à la façon dont il est dispensé. Commentaire d’écritures, il singe dans sa forme les enseignements religieux traditionnels mais les textes que commente Jodorowsky n’ont rien de sacré puisque ce sont des recueils… d’histoires drôles bon marché. En rebondissant sur les contradictions que pointent ces histoires, en les rapportant à des situations que ses clients lui exposent au cours de ses consultations, il improvise pendant près d’une heure et demie une conférence en forme de one man show. Traité de façon « surréaliste », drôle et souvent juste, le thème plutôt austère de la soirée : la perfection et l’excellence, débouche sur l’énoncé de principes moraux « libertaires » qu’on peut avoir l’impression d’avoir déjà entendus mille fois mais qu’il est toujours bon d’entendre répéter… (extrait d’un témoignage).

Lorsqu’il est à Paris, c’est à la librairieles cent ciels » que Jodorowsky installe son cabaret.

Alexandro Jodorowsky  » Votre famille est un arbre à l’intérieur de vous »

Rencontre avec Alexandro Jodorowsky, propos recueillis par Patrice van Eersel

Dans le vaste mouvement de découverte – ou de redécouverte – du transgénéalogique, Alexandro Jodorowsky fait figure d’outsider et de pionnier. Qu’est-ce que le ‘transgénéalogique“ ? C’est la prise en considération, notamment par les thérapeutes, de tout ce qui nous touche, au corps, à l’âme et à l’esprit, en provenance de notre ascendance, de notre lignée. ‘ Or, dit Jodorowski, dans chacun de vos ancêtres, il y a un Bouddha qui dort : si vous voulez vous éveiller, travaillez à hisser votre arbre généalogique entier au niveau de sa bouddhéïté. “

Avec une sorte de retard sur les Orientaux, mais aussi muni d’un outillage d’introspection de plus en plus raffiné, les Occidentaux découvrent qu’il est essentiel d’honorer ses ancêtres – car ils font partie de nous ! Les honorer, cela peut signifier : les connaître, les analyser, les démonter, les accuser, les dissoudre, les remercier, les aimer… pour finalement ‘voir le Bouddha en chacun d’eux.“

Celui qui utilise cette belle formule est un outsider. Bien avant que la thérapie transgénéalogique ne devienne à la mode, le dramaturge-metteur en scène Jodorowsky, co-fondateur du concept de Théâtre Panique, avec Arrabal, Topor et quelques autres provocateurs de génie, arrivés d’Amérique Latine dans les années 50 et 60, avait placé l’arbre généalogique au centre de sa vision du monde.

On sait que cet ancien agitateur culturel s’est depuis longtemps mué en sage, qui aide les gens à trouver leur chemin dans le chaos spirituel moderne, grâce en particulier au jeu du Tarot. Voilà trente cinq ans qu’il reçoit chaque semaine, le mercredi, des gens venus de toute l’Europe, dans un bistrot transformé en ‘cabaret mystique“ où, de façon rigoureusement bénévole, il tire les cartes à une demi-douzaine de personnes, tandis que tout autour, une foule de plusieurs centaines de quêteurs-de-sens se presse, pour entendre ce que dit l’artiste… parfois à voix basse quand, ayant (très compassionnellement) interpelé et écouté son ‘patient“, puis attentivement étudié son ‘arbre“ (généalogique), il lui prescrit l’acte ‘psychomagique“ destiné à ritualiser sa guérison.

D’autres soirs, c’est différent : ni bousculade, ni cabaret, Alessandro Jodorowsky transmet son art à d’autres thérapeutes en recevant, chez lui, une seule personne en consultation. Mais les ingrédients sont les même : interpellation compassionnelle, écoute, interprétation des signes symboliques, psychomagie, et toujours, au centre, l’étude attentive de l »arbre“ de la personne concernée. C’est sur ce dernier point surtout que nous voulions l’interroger.

Nous avions assisté à l’une de ses consultations. Un cas impressionnant. Abusée sexuellement par son père quand elle était une petite fille, une femme reste murée dans un refus total de faire l’amour avec quiconque. A 50 ans, une longue psychanalyse n’ayant rien résolu, elle croise la route de Jodorowsky et accepte de tenter sa méthode En quelques heures, tout son passé va ressurgir… remontant bien avant sa naissance : son arbre généalogique, minutieusement étudié, révèle en effet une foule de résonances incestueuses dans les différentes branches de la famille, sur plusieurs générations. Poussée par ‘Jodo“ à rompre le pacte maudit d’amour/haine qui l’enchaîne à son père, la femme passe par un instant terrible. Une sorte de transe ultrarapide. Hurlement. Abattement. Prescription d’un rituel psychomagique abrupt : le dessin grandeur nature du sexe du père pédophile, enveloppé dans l’arbre généalogique familal et accompagné de quelque quolifichets symbolisant le mal arraché du c?ur de la dame, le tout bien empaqueté doit être jeté dans la Seine… ce qui aura finalement pour conséquence de provoquer une étonnante accalmie, et le début d’une sérénité que la dame n’espérait plus.

Nouvelles Clés : Il serait possible de remplacer des années de thérapie par une séance de ‘psychomagie“ fulgurante ?

Alexandro Jodorowsky : Une fois qu’on a pris conscience que l’on porte son arbre généalogique dans son corps, et que l’on peut expulser les souffrances ainsi occasionnées comme on expulse les démons, tout peut changer d’un seul coup. Mais cela ne dispense pas d’un énorme travail sur soi. C’est un travail dans le mental et dans l’esprit, mais aussi dans la chair. ? la chair, on peut faire comprendre qu’il faut lâcher prise… à condition de ne pas avoir peur. Il ne faut pas craindre de s’enfoncer profondément en soi, pour traverser toute la part d’être mal constituée, toute l’horreur du non-accomplissement, et pour lever l’obstacle de l’arbre généalogique qu’on porte en travers de soi et qui oppose son barrage au flux de la vie. Dans ce barrage, fait de tas de branches mortes, vous retrouvez les spectres de votre père et de votre mère, de vos grands-parents et de vos arrières grands-parents… Il faut avoir le courage et l’énergie de les empoigner et de leur dire : ‘Basta ! Je ne mangerai plus dans cette assiette pourrie ! ?a suffit !“ C’est dur ? Oh, certes, il serait tellement plus facile de prendre quelques sucreries psychologiques rassurantes, quelques calmants ‘positifs“, se regarder dans un miroir magique qui nous dirait que nous sommes beau et génial… Mais enfin, la question n’est-elle pas de nous débarrasser de notre merde ? Eh bien, ça demande du travail.

N. C. : Par où commencer ?

A. J. : D’abord savoir se placer soi-même dans son arbre généalogique et comprendre que cet arbre n’est pas du passé : il est tout à fait vivant et présent, à l’intérieur de chacun de nous ! L’arbre vit en moi. Je suis l’arbre. Je suis toute ma famille. On me touche la jambe droite et papa se met à parler, l’épaule gauche et voilà grand-mère qui gémit ! Quand je m’enfonce dans mon passé, j’entre aussi dans celui de mes parents et des ancêtres. Nous n’avons pas de problèmes individuels : toute la famille est en jeu. L’inconscient familial, ça existe. Un père décide de commencer une psychanalyse, et d’un seul coup toute sa famille est touchée et se met à évoluer.

Dès que vous prenez conscience, vous faites prendre conscience à tous les vôtres. Vous êtes la lumière. Quand une pomme apparaît sur l’arbre, tout l’arbre est en joie, comprenez-vous ?

Si vous faites votre travail, tout votre arbre se purifie.

N. C. : Il pourrait se purifier même à l’insu de certains de ses membres, de façon irréversible ?

A. J. : A l’insu oui, d’une façon irréversible certainement pas. La rechute est toujours possible. Et elle concerne, elle aussi, l’arbre entier. Quand je chute, mon sort entraine celui de toute ma famille, y compris des enfants à venir, sur trois ou quatre générations. Notre responsabilité est immense. Surtout avec les enfants. Ils ne vivent pas dans le même temps.

Pour nous, une scène peut sembler se dérouler en une heure, pour eux elle aura duré un mois ou un an et les laissera marqués à vie. C’est pourquoi il faut bien savoir à qui vous confiez vos enfants. Si vous laissez votre enfant pendant huit heures à une personne neurasthénique, ou hystérique, ou pleine de problèmes, l’enfant risque de tout absorber. Vous-même, quand vous vous occupez d’un enfant, faites bien attention !

N. C. : Des psychanalystes comme Nicolas Abraham ou Didier Dumas disent que le problème qu’ils rencontrent dans les arbres, ce sont les fantômes. Ils appellent ainsi les non-dits traumatisant, le ‘non-pensé transgénéalogique“ qui se promènerait dans les arborescences familiales et rendrait les humains malades.

A. J. : C’est vrai. Et si le non-dit est si traumatisant, c’est que nous sommes tous des êtres abusés. Abusés de mille manières. Or les abus subis pendant l’enfance, nous avons tendance à les reproduire sur d’autres, une fois devenus adultes. Il y a des abus mentaux, des abus de langage, des abus émotionnels, des abus sexuels, des abus matériels, des abus d’être : on ne m’a pas donné la possibilité d’être, on n’a pas vu qui j’étais, on a voulu que je sois quelqu’un d’autre, on m’a donné un plein de vie mais qui n’était pas le mien, on voulait un garçon et je fus une fille… On ne m’a pas laissé voir, laissé écouter, laissé dire et ce qu’on m’a dit ne me correspondait pas. Abus matériels : je n’ai pas eu l’espace, l’apparence, la nourriture qui me correspondaient. Quant à l’abus sexuel, il est toujours plus courant que ce qu’on pense.

La liste des abus est très longue. Et celle des culpabilisations : c’est par ta faute si on s’est marié, tu as été une charge, j’ai raté ma vie à cause de toi, tu veux partir, tu nous trahis, tu ne penses pas comme nous, et pire, tu veux nous dépasser : alors on va créer un abus qui sera un échec ou une dévaluation. Le ‘noyau homosexuel“ refoulé abonde, et les garçons manqués ! et l’inceste ! Et tout ça se reproduit à l’infini. On n’en a jamais fini, c’est vaste, énorme, incroyable. Comment réagir face à un tel humour ?

N. C. : Humour ???

A. J. : Mais oui, parce qu’à l’évidence l’univers a été créé par un type qui aime les blagues ?NORMES, mais des blagues souvent très noires ! On subodore cet humour dans les jeux de synchronicité. Ce matin, je prends ce téléphone et je fais le zéro, qui est le numéro codé de mon fils Adam. Une femme décroche : ‘Allo ? – Bonjour, Adam est là ? – Non, c’est sa fille. – Sa fille ? Mais mon fils n’a pas de fille ! – Ah c’est la meilleure ! Parce que mon père ne s’appelle pas Adam peut-être !? “ J’étais tombé par erreur sur un autre numéro, avec une fille dont le père s’appelait Adam. Eh bien ça, c’est un jeu de Dieu, qui me fait une toute petite blague. Plus tard, j’ai dit à mon fils : ‘Adam, j’ai parlé avec ta fille dans le futur.“ Il a sursauté : ‘Ne me dis pas ça, papa ! » Il trouvait que j’abusais…

N. C. : L’abus le plus simple, à notre époque, est souvent décrit par défaut : c’est l’absence du père, l’absence de loi du père…

A. J. : Oui, et quand le père est absent, la mère devient dominante, envahissante, et ce n’est plus une mère. On peut donc parler d’absence totale de père ET de mère. Nous sommes dans une civilisation d’enfants. Partout on cherche le père, c’est pourquoi qu’il y a les gourous, qui viennent remplacer les pères manquants – et parfois les mères manquantes… Nous vivons dans une société assoiffée de caresses. Moi, je n’ai pas le souvenir que mon père m’ait pris dans ses bras – les hommes ne se touchaient pas. Quant à ma mère, dès le moment où l’on a rasé de ma tête les blonds cheveux de son propre père mythique, elle m’a éloigné d’elle et je ne me rappelle pas qu’elle m’ait caressé. Nous sommes des enfants abusés par l’absence des caresses dont nous avions tant besoin.

N. C. : Jusqu’où faudrait-il remonter pour nous laver de tous les abus ?

A. J. : Question trop vaste. C’est toute la planète qui est concernée, avec ses tremblements de terre, ses inondations, c’est toute la société, toute l’histoire, avec ses guerres, ses crimes. Actuellement, je vois souvent des personnes qui ont des problèmes datant de la guerre de 14 – un grand-père a été gazé et une maladie pulmonaire, c’est-à-dire un mal émotionnel, un trouble de non-réalisation, surgit maintenant. La guerre de 14, on la paye encore aujourd’hui, par grands-parents ou parents interposés, et aussi, très souvent, par le biais des oncles et des tantes : les relations entre mon père (ou ma mère) et ses frères et soeurs peuvent très facilement m’influencer, même si je ne connais rien des viols, des avortements, des fausses couches, des crimes, des passages à l’acte dans l’inceste, des noyaux homosexuels non résolus, des relations sadomasochistes qui ont pu les concerner…

Dresser une liste exaustive est impossible. Il suffit parfois d’un “rien’. Naître après un frère mort et être appelé René, symbole de renaissance, et vous voilà incrusté par un autre être, ce frère mort, pour la vie. On remplace souvent quelqu’un : papa me donne le nom d’une fiancée qu’il a perdue, et toute ma vie je serai la fiancée de mon père ; ou maman me donne le nom de son père, et moi, pour la satisfaire, j’essaierai d’être comme mon grand-père. Ou alors, en toute inconscience, maman fait carrément un enfant avec son père, et là, c’est l’histoire de Marie et de Dieu-le-père que nous allons jouer : elle pourra même, si elle veut, me baptiser Jésus, ou Salvatore, ou Joseph, enfin un nom christique, et je me sentirai obligé d’être un enfant parfait.

N. C. : Plus explicitement, la religion joue-t-elle un rôle dans les résonances transgénéalogiques ?

A. J. : Un rôle considérable ! La plupart des arbres généalogiques, quels qu’ils soient, sont marqués en amont, à un stade ou à un autre, par des livres sacrés mal interprétés, pervertis, déviés de leurs intentions originelles. Selon l’endroit où vous êtes né, les ravages (en particulier les déviations sexuelles) seront passés par le moule de la Torah, ou du Nouveau Testament, ou du Coran, ou des Sutras… L’interprétation pervertie des textes sacrés est plus meurtrière que la bombe atomique (j’y inclus les religions matérialistes et marxistes, qui font des dégâts bien aussi graves).

Face à toutes ces catastrophes, que fait l’arbre généalogique ? Pour ne pas mourir (ce qui arrive quand le secret ne peut définitement plus émerger à la surface), il a tendance à s’équilibrer, dans des acrobaties parfois inouies, pouvant donner un assassin d’un côté et un saint de l’autre.

N. C. : Vous en parlez vraiment comme s’il s’agissait d’un arbre au sens propre !

A. J. : Mais c’est réellement un être vivant !

Certains psychanalystes qui ont fait des études généalogiques, ont voulu le réduire à des formules mathématiques, ont essayé de le rationaliser. Mais l’arbre n’est pas une chose rationnelle, c’est un être organique, une vraie sorte d’arbre ! Je m’en suis particulièrement bien rendu compte quand j’ai fait l’expérience de théâtraliser les arbres généalogiques. La personne dont on étudiait l’arbre devait choisir dans l’assistance ceux qui allaient représenter ses parents, ses grands-parents, ses frères et s?urs, bref tout le monde, puis elle les plaçait sur des chaises, à des places obéissant à la logique de son arbre. Ensuite chaque ‘acteur“ devait s’exprimer. Où se trouvait-il ? Au centre ? ? la périphérie ? Comment se sentait-il, là, planté à cet endroit ? Quelques chaises se retrouvaient très éloignées, d’autres plus près, d’autres collées ensemble… Eh bien, en représentant la famille de cette façon, comme une sculpture vivante, on se rendait compte d’une chose incroyable : les personnes choisies ‘par hasard“ et ainsi placées pour interprêter les différents membres de la famille correspondaient pile aux personnages, et chacun se mettait à comprendre son arbre comme jamais…

L’inconscient n’est pas scientifique, il est artistique. L’étude de l’arbre doit donc se faire d’une autre façon que par la raison pure. Quelle est la différence entre un corps géométrique et un corps organique ? Dans le corps géométrique, on sait parfaitement quelles sont les relations entre les parties. Dans un corps organique, ces relations sont mystérieuses, on peut rajouter ou retirer quelque-chose, l’organisme reste le même. Les relations internes d’un arbre sont mystérieuses. Pour les comprendre, il faut entrer dans l’inconscient. Comme dans un rêve.

Le rêve de l’arbre généalogique, il ne faut pas l’interpréter, il faut le vivre.

N. C. : Mais ce rêve ressemble surtout à un cauchemar, non ?

A. J. : Plutôt à une invitation au travail, comme dans l’hexagramme 18 du Yi-King, qui s’appelle ‘Le travail sur ce qui est corrompu“. L’image évoque une assiette dont les aliments sont bourrés de vers et le commentaire dit : ‘Les conditions ont dégénéré en stagnation. Puisqu’on se trouve là devant un état de choses qui laisse à désirer, la situation contient en même temps ce qui est nécessaire pour y mettre fin.“ C’est merveilleux ! Quand j’ai un problème (ce plat pourri), je sais que j’ai un travail à faire. C’est la même chose dans le tarot : chaque fois qu’une personne tire une carte inversée, je lui dis : ‘Ce n’est pas un trait méchant contre toi, c’est un travail à faire.“ Le problème, c’est que beaucoup de gens tiennent à leurs souffrances. Une femme pleure : ‘Mon amant m’a quittée !“ Moi : ‘On va analyser pourquoi.“ Elle s’insurge : ‘Non, n’analysez pas. Je souffre, mais je sais qu’il doit en être ainsi.“ Que voulez-vous faire ? Peut-être est-elle comme ça parce qu’elle n’a pas été aimée, enfant, et qu’elle ne peut avoir la sensation d’être elle-même que dans la souffrance. Beaucoup de gens – pas vous, bien sûr ! (grand sourire) – détestent souffrir mais ne peuvent se détacher de la souffrance parce que ça leur donne la sensation d’exister.

N. C. : Que conseillerait le Yi King ?

A. J. : De ‘traverser les grandes eaux“, c’est-à-dire de se traverser soi-même, à commencer par son corps, de traverser la conception que l’on se fait de soi, puis les différentes parties de son être, comme en suivant un axe, jusqu’à parvenir à la divinité….

Quel est le but ? C’est de faire la paix avec mon inconscient. Pas de devenir autonome de mon inconscient (ça voudrait dire quoi ?), mais d’en faire mon allié. Si mon inconscient est mon allié, parce que j’ai appris son langage, que j’ai la clé de son mystère, il se met à travailler pour moi : il passe à mon service et moi au sien, on va fonctionner ensemble. Or, la famille, c’est mon inconscient. Il ne s’agit pas, en réalité, de devenir autonome de ma famille, mais d’être capable de la pénétrer et d’en faire mon alliée, à l’intérieur de moi. Je ne parle pas des personnes physiques, qui sont là ou ailleurs, je parle de la famille qui se trouve au-dedans de moi. Cette famille du dedans, il faut que j’en travaille chaque caractère comme un archétype.

Il ne faut pas qu’en mon for intérieur, je conserve mon niveau de conscience pour moi seul, il faut que je donne mon niveau de conscience à chacun d’eux, que je les exalte, que je les élève. Tout ce que je leur donne, je me le donne ; ce que je leur enlève, je me l’enlève. Les personnages monstrueux, je vais les transformer. Opérant une transmutation, je vais leur donner à tous mon niveau mental. Il faut qu’au-dedans de moi je fasse de tous mes parents et ancêtres des êtres réalisés. On dit bien : ‘ Le chien aussi est Bouddha. “ Cela veut dire que mon père et ma mère aussi sont Dieu, que mes oncles et mes tantes aussi sont Bouddha.

Il faut donc que j’aille chercher la bouddhéïté dans chaque personnage de ma famille. S’agit-il de personnes qui se sont déviées de la bouddhéïté ? Ont-ils le c?ur remplit de rancune, le cerveau rempli d’idées folles, le sexe rempli de désirs mal placés ? Eh bien, tel un berger avec ses moutons, je dois les remettre dans le chemin. En moi-même, je dois remettre ma famille dans le chemin, faire un nettoyage des besoins, des désirs, des émotions. Voilà la mission : un travail de guérison de l’arbre, et non pas, comme on pourrait se l’imaginer, une libération de l’arbre. Il ne s’agit pas d’atteindre une supposée autonomie… C’est comme si je voulais être autonome de la société, du monde, du cosmos. Autonome de ma respiration ! ! ! En fait, c’est impossible. Même si je deviens ermite, j’appartiens à la société et à l’univers.

N. C. : Comment vais-je ainsi ‘travailler“ ma famille ?

A. J. : En imagination. Il faut créer ce rêve de perfection à l’intérieur de soi. C’est comme ça qu’on guérit cette énorme blessure. Après, on peut transmettre cette guérison à ses enfants… ?a peut prendre une infinité de formes. Personnellement, j’ai écrit un roman, L’arbre du Dieu pendu. D’autres passent par la peinture. D’autres par le théâtre. Il faut trouver le schéma et enrichir l’image de chacun.

N. C. : ? quoi voit-on que l’arbre est guéri, ou en voie de guérison ?

A. J. : L’arbre sera toujours défini par son fruit. Si le fruit est amer, même s’il provient d’un immense arbre majestueux, celui-ci est mauvais. Si le fruit est bon, même s’il provient d’un tout petit arbre tout tordu, celui-ci est merveilleux. L’arbre en nous, c’est toute notre famille, passée et future, et nous, nous sommes les fruits.

N. C. : Certains lamas disent qu’il faut prier pour nos ancêtres, et même pour quelqu’un qui a atteint un niveau bouddhique, parce qu’il en a besoin. Entre nos ancêtres et nous, il y a une sorte d’échange…

A. J. : Un jour, je suis allé aux Saintes Maries de la Mer, où se trouve cette Vierge noire que les gitans promènent dans les vagues. Je suis d’abord entré dans le sanctuaire avec l’idée de demander quelque chose. Mais finalement, m’adressant à la Vierge, je lui ai dit : ‘?coute, tout le monde te demande, à toi, des tas de choses, alors moi je vais te masser !“ Et j’ai massé la Vierge noire, pour lui enlever la fatigue. Et ça m’a donné une paix incroyable dans l’âme, de masser la Vierge à qui tout le monde demande des choses. ?a m’a ouvert le mental. En réalité, quand tu masses un malade, tu masses une imperfection mais tu masses aussi le Bouddha. Le médecin est inférieur au malade, il est dans la position du servant, le médecin est au service du malade. Je ne suis pas le chemin, je suis le paillasson. Je ne suis pas la lumière, je suis l’interrupteur. Si je veux bâtir un arbre généalogique, je dois me mettre dans un état de service, pas un état de sommité. Entrer dans le chemin de l’ignorance totale. Et, de là, recevoir l’autre dans mon ignorance, pour l’aider à exister, à aller profondément vers sa propre lumière.

? ce moment-là, je me rends compte que ma sexualité ne m’appartient pas, qu’elle vient de l’univers entier. Que mon corps ne m’appartient pas. Qu’il vient des étoiles. Que dans mon corps aucun atome ne m’appartient, que le moindre atome d’hydrogène provient de l’explosion originelle. Que rien n’est à moi, pas la moindre parcelle d’émotion. L’amour que je porte ne m’appartient pas. Si l’amour n’appartenait pas à la nature, je ne le sentirais pas. Les émotions ne sont pas à moi, elles sont à tous. Elles viennent de l’univers lui-même. L’univers est un champ d’amour, un champ sexuel, un champ matériel. On n’arrête pas de parler de solitude, mais nous ne sommes jamais seuls.

Cet entretien a été publié dans ‘J’ai mal à mes ancêtres“, de Patrice van Eersel et Catherine Maillard.

Cet article est paru dans Nouvelles Clés.