Sarvam Kalvidam Brahman « Tout dans cet univers est Brahman »

Une formule bien connue des Upanishads affirme : Sarvam Kalvidam brahman, « en vérité, tout cet univers (ou tout dans cet univers) est Brahman », est l’unique et éternelle Réalité suprême.

Concrètement et immédiatement, même si cette réalisation vous paraît lointaine, tout ce qui vous apparaît désastreux, déplorable, anti-spirituel n’en est pas moins une expression ou une manifestation de cette Réalité ultime. Et refuser les conditions dans lesquelles vous vous trouvez, vivre en porte-à-faux avec ce qui fait la réalité de votre existence ne peut pas constituer un chemin de libération.

Il y a différents points de vue, différents angles de vision de la vérité. Certainement le monde moderne qui a donné la primauté à l’avoir sur l’être est pathologique, la société entière est devenue divisée, schizophrène, mais c’est dans ce monde que vous vivez et, tant que vous ne l’avez pas quitté, une attitude négative vis-à-vis de ce monde ne pourra en rien vous faire progresser. Le principe qui doit toujours vous guider est celui-ci : « Pas ce qui devrait être, mais ce qui est. » Et seulement ce qui est, dans le relatif, peut vous conduire à ce qui est dans l’absolu. Il n’y a pas d’autre chemin. Ceux qui se contenteraient d’avoir une attitude critique vis-à-vis de ce monde moderne, de le refuser, de superposer ou surimposer sur leurs conditions réelles de vie un rêve ou une nostalgie d’autre chose ne pourraient pas progresser et tourneraient même le dos au chemin de la vérité.

D’un point de vue, il y a une différence certaine entre ce qui est sacré et ce qui est profane et vous avez le droit de voir clair, de distinguer ce qui dans le monde manifesté vous aide à trouver votre Centre, à trouver le Royaume des Cieux, qui est au-dedans de vous, et ce qui vous apparaît au contraire comme des conditions plus difficiles ; mais c’est vrai seulement d’un point de vue. Du point de vue ultime, toutes ces distinctions, même entre profane et sacré, s’effacent et chaque instant de la réalité est sacré. Du point de vue ultime, il n’y a pas de différence entre l’abbaye de Vézelay et le centre Georges-Pompidou. Tout est expression ou manifestation de la grande Réalité. Et, s’il y avait une distinction à faire, elle serait entre deux niveaux de réalité ou de vérité, le niveau manifesté, apparent, toujours changeant, celui de la multiplicité, et le niveau non manifesté, non changeant, celui de la Conscience suprême ou de l’Atman, du Soi, du Vide des bouddhistes mahayanistes, la seule Réalité qui soit immuable, non dépendante, jamais affectée.

Et le deuxième principe qui doit vous guider est bien connu car on le cite autant comme une parole zen, une parole soufie, une parole chrétienne ou une parole hindoue, c’est : « Ici et maintenant ». Ici et maintenant, au sens le plus strict de ces deux mots, ne veut pas dire « maintenant au xx° siècle, sans nostalgie d’une belle époque à jamais disparue », mais dans l’instant, dans la seconde même que je suis en train de vivre, et ici veut dire exactement là où moi je me trouve situé. Ce ici et maintenant est aussi infime dans le temps et dans l’espace qu’un point. Et, si vous quittez le ici et maintenant, le mental peut repartir dans de grandes constructions brillantes et vous arracher à la réalité qui est votre seul point d’appui et votre seule possibilité de découvrir ce que vous cherchez. Je tiens à insister là-dessus pour qu’une dénonciation même impitoyable du monde moderne ne vous engage pas dans une fausse voie. Si vous pouvez vivre dans un monastère, au moins de temps en temps, faites-le, et si vous pouvez vivre dans une communauté de soufis, faites-le. Vous y serait en effet soumis à des influences tout autres que celles qui composent votre existence. Mais ne rêvez jamais stérilement d’autre chose que ce qui est. Et n’oubliez pas que votre progression ne peut s’effectuer ailleurs que dans les conditions précises qui sont les vôtres à un moment donné. Sinon, il y aura nostalgie, rêverie mais aucun chemin réel. Et tant que vous n’êtes pas en mesure de quitter ce monde moderne, profane, matérialiste, acceptez-le, adhérez, ne projetez pas une réalité de votre invention sur la réalité telle qu’elle est.

Si vous pouvez contribuer à modifier les conditions de votre existence, faites-le. Si vous pouvez contribuer à redonner un certain souffle spirituel à ce monde moderne, faites-le, selon vos capacités, mais méfiez-vous de votre propre ego et de votre propre mental. C’est au-dedans de vous que se trouvent les forces qui peuvent vous maintenir dans le sommeil ou vous aider à vous éveiller. Plutôt que de déplorer les conditions matérialistes d’une société fondée sur l’avoir et regretter les conditions plus spirituelles d’une société fondée sur l’être, soyez dans la vérité de votre société à vous, qui n’est pas autre chose que celle où vous vous trouvez à l’instant même, et soyez vigilants par rapport à toutes les productions et projections de votre propre mental.

Je comprends bien- je le comprends d’autant mieux que je l’ai éprouvé et partagé – que puissent naître chez certains le refus d’un monde matérialiste et une intense aspiration à un monde différent qui serait vraiment le témoignage conscient, dans cette vie du changement et de la multiplicité, de l’autre niveau, celui de l’éternité comme celui de l’unité et de l’infini. Cette nostalgie m’a animé pendant des années : je ne lisais qu’un certain type de livres, je ne voulais voir qu’un certain type d’œuvres d’art, je ne recherchais qu’un certain type d’architecture et je finissais par ne plus trouver d’intérêt qu’aux êtres humains qui pensaient comme moi, c’est-à-dire qui avaient découvert l’enseignement de Gurdjieff ou Ramana Maharshi ou le bouddhisme zen.

Il y a là un piège subtil d’autant plus grave qu’il se présente comme un choix spirituel : refuser le matérialisme pour donner la place à l’esprit. C’est un mensonge qui consiste à rester dans votre monde à vous et à nier simplement ce que vous n’aimez pas. La véritable liberté se situe au-delà de toutes les oppositions, de toutes les polarités et même de toutes les distinctions. Elle s’exprime dans ces mots sanscrits : sarvam kalvidam brahman, « tout dans cet univers est Brahman », tout.

Arnaud Desjardins

La voie du cœur (p 42 à 45).

Editions : Pocket, Spiritualité

Amitiés

Claude Sarfati

Vers un changement d’état

L’autre dimension de l’Œuvre divine est étrangère aux nôtres mais non pas abstraite puisqu’elle plonge dans les profondeurs du ciel. La seconde humanité, « selon l’esprit », est engendrée comme la première mais non pas par la « poussière » ni par la « semence » terrestre, la « semence » spécifique. Elle naît de la Parole, du Verbe d’En-Haut, de l’Amour et non plus seulement du désir. Ainsi l’Esprit opère par une effusion de ses puissances jusqu’à réaliser le passage du naturel au surnaturel ce qui exige une mutation réelle et concrète de l’ensemble de l’humanité aussi bien qu’une transformation intellectuelle, morale et spirituelle. C’est pourquoi dans « Le Phénomène Spirituel », le P. Teilhard assimile la spiritualisation à un véritable changement d’état cosmique, ce qui exige aussi une métamorphose intégrale de la matière telle que nous pouvons l’observer.

Ainsi, considérant l’immensité unité du Tout, le P. Teilhard en déduit une conséquence très hardie mais logiquement et « économiquement » nécessaire, à savoir que la Morale représente l’aboutissement supérieur de la Mécanique et de la Biologie, le Monde se construisant finalement par des puissances morales et la Morale ayant pour fonction essentielle d’achever la construction du Monde, de l’Edifier.

Cette conception teilhardienne dépasse de beaucoup les limites étroites de l’intérêt de l’individu et de la société en fonction desquels, jusqu’à présent, a été comprise la valeur morale. Le P. Teilhard n’hésite pas à opposer la morale du mouvement de spiritualisation à la morale classique de l’équilibre de systèmes soucieux de se maintenir par une limitation arbitraire de l’énergie vivante. Il y a là les fondements d’une dialectique et d’une éthique qui peuvent changer la plupart de nos jugements et nos échelles de valeur. Quels qu’en soient les dangers ils ne sauraient être plus graves que ceux qu’implique actuellement la sclérose évidente du processus de spiritualisation de l’humanité.

Source: Les deux clés de Teilhard de Chardin par Thomas Thibert

Revue PLANETE  OCT/ NOV 1961

Le lieu d’origine de l’humanité?

Après ses explorations asiatiques, le P. Teilhard devait, dans les dernières années de sa vie, dégager pleinement les conséquences de nouvelles recherches entreprises en Afrique. Selon toute apparence, l’homme fossile était, relativement, un nouveau venu en Europe et en Asie. Par contre, il se révélait sur le continent africain comme étant autochtone. Le lieu d’origine de l’humanité devait donc être recherché en Afrique et, probablement, dans la région du Kenya. Enfin, la comparaison du continent africain avec l’américain, le rapprochement opéré au contact des faits entre la structure génétique des faunes et celle des continents, donnaient des arguments positifs à la thèse d’une structure génétique de l’humanité considérée comme une unité biologique d’ampleur planétaire, ce qui résume cette note singulière du P. Teilhard, datée de 1953:

 » Impression: Mer = (Immense holocauste)… = Enorme masse biologique avec taux de conscience faible. Continentalisation et Conscientisation. Homme: fonction des continents, de granitisation… »

Dans ce passage caractéristique d’un style et d’une pensée, comme en bien d’autres aspects de l’œuvre du P. Teilhard, se dévoile la première Clef de celle-ci, la clef scientifique et qui est l’Organicisme.

Source: Les deux clés de Teilhard de Chardin par Thomas Thibert

Planète OCT / NOV 1961.

Amitiés: Claude Sarfati

L’homme d’après l’homme…

Avouons cependant que, dans le domaine religieux, le P. Teilhard avait quelque raison d’admettre que ses supérieurs hiérarchiques connaissaient aussi bien, sinon mieux que lui, les textes de saint Paul et qu’ils ne jugeraient pas que des théories directement inspirées par cet enseignement traditionnel par excellence seraient estimées dangereuse pour la foi chrétienne.

Pourtant ce n’est pas sans surprise que l’on constate sur ce point que les adversaires du P. Teilhard ne semblent pas avoir compris que toute la pensée religieuse qu’ils croyaient devoir censurer dépendait d’un clef, aussi précise que l’organicisme sur le plan scientifique. Cette seconde Clef de l’œuvre du P. Teilhard est la conception paulinienne de l’ OIKONOMIA « , l’  » économie « du mystère. Ne s’agit ‘il pas, en effet, dans l’essentiel des thèses teilhardiennes, « de mettre en lumière l’économie du Mystère depuis les siècles en Dieu qui a tout créé, afin que soit maintenant connue aux puissances et aux principautés dans le ciel, la multiple sagesse de Dieu, selon cette disposition qu’il a prise depuis toujours en le CHRIST-Jésus Notre Seigneur (Epître aux Ephésiens).

En effet, le mot grec  » OIKONOMIA  » signifie le plan de l’Œuvre Divin, sa « dynamique » propre et qui tient entre deux limites clairement indiquées par saint Paul dans la première lettre aux Corinthiens (XV, 45): il est écrit (Genèse II, 7): « Le premier homme, Adam, devint une âme vivante ». Le dernier Adam sera un esprit vivifiant. Mais ce n’est pas le spirituel qui est premier, mais le psychique (l’animé), ensuite, le spirituel. Le premier homme est de terre, fait de poussière; le deuxième homme est  du Ciel.

Il est, certes, fondamental d’observer que, dans la Bible, l’expression: « Ame vivante » est appliquée aux animaux eux-mêmes. En d’autres termes, c’est une affirmation constante dans la tradition judéo-chrétienne que tout ce qui appartient à l’ordre BIOLOGIQUE est COMMUN à l’homme et aux autres règnes; l’animation, au sens biblique, est LA FONCTION  » SELON LA CHAIR ». Dans la mesure où le psychique est coextensif au biologique, l’un n’est que l’avers d’une médaille dont l’autre demeure le revers.

Or, le biologique étant issu du géologique, ses racines se trouvent dans la terre, dans « la poussière », terme qui doit être compris ici comme « la semence ». Entre la granitisation des continents et le lent processus de « conscientisation », au sens teilhardien, il n’y a que des différences de niveaux d’émergence mais non pas d’essence. Ce qui est « selon la chair » est nécessairement selon la Terre.

Souce: Les deux clés de Teilhard de Chardin par Thomas Thibert

Revue PLANETE  OCT / NOV 1961

Amitiès: Claude Sarfati.

 

Une Physique et une Philosophie Nouvelles

Le propre de l’organicisme, théorie à laquelle est attaché surtout le nom du grand biologiste Ludwig Von Bertalanfly, est de se distinguer du Mécanisme et du Vitalisme par de nombreux points mais notamment en ce qui concerne l’affirmation que la conscience n’est pas un épiphénomène ni un méta phénomène. Telle est aussi, presque textuellement, la position prise par Pierre Teilhard de Chardin dans un ouvrage encore inédit: « Le phénomène spirituel« :

« Je me propose dans ces pages de développer une troisième perspective vers laquelle semblent converger de nos jours une Physique et une Philosophie nouvelles: à savoir que l’Esprit n’est ni un surimposé, ni un accessoire dans le cosmos mais qu’il représente tout simplement l’état supérieur pris en nous et autour de nous par la chose première, indéfinissable et que nous pouvons appeler, faute de mieux, « l’étoffe de l’Univers ». Rien de plus; mais aussi rien de moins. L’esprit n’est ni un méta, ni un épiphénomène: il est LE phénomène. »

Ce sont là non pas des hypothèses philosophiques mais les  conclusions d’une théorie scientifique et d’un grand nombre d’expériences menées en des domaines divers. Pierre Teilhard de Chardin n’a pas inventé les principes de l’organicisme. Déjà, comme Driesh en Allemagne, le célèbre physiologiste anglais J.S Haldane avait repoussé la théorie mécaniciste de la vie et proposé de voir des phénomènes vitaux, considérant qu’en principe, ceux-ci ne pouvaient pas être décrits en termes physico-chimiques. Lloyd Morgan, rappelant le fait que les parties tiennent du tout leurs propriétés caractéristiques et qu’elles le perdent lorsque ce tout est détruit, considérait que cette dépendance constituait  la propriété principale d’un organisme proprement dit. Selon Morgan, chaque niveau observable – Electron, atome, molécule, unité colloïdale, cellule Tissu, organe, organisme pluricellulaire et société d’organismes – acquiert dans ce qu’il nomme l’ « évolution émergente », des caractères nouveaux et qui transcendent ceux des systèmes subordonnés. Le mathématicien Whitehead a défini, d’ailleurs, l’entité véritable comme un organisme dans lequel le plan de l’ensemble influe sur les caractères des systèmes subordonnés. La matière vivante n’a pas le monopole d’être une entité, au sens de Whitehead. Entre les molécules vivantes que sont les virus et les édifices moléculaires de la microphysique, les relations de structure sont assez proches pour que l’on soit en droit de considérer l’atome comme un organisme plutôt que comme une machine.

Ainsi, des principes semblables et parfois identiques émergent peu à peu de l’observation des objets dits « inanimés », des organismes, des groupes sociaux et des processus mentaux. Pour n’en citer qu’un exemple, le principe de moindre action est à l’œuvre dans des disciplines les plus éloignées, depuis la mécanique de l’électricité, sous la forme de la loi de Lenz, jusqu’aux théories des populations, selon celle de Volterra.

Dans ces conditions, les conceptions du P. Teilhard sur le phénomène spirituel, sur le processus de moralisation et de personnalisation ne sont pas suspendues dans les régions nébuleuses de l’invérifiable et elles sont le plus souvent fondées expérimentalement et scientifiquement dans le terrain neuf et fécond de l’organicisme moderne.

Si le P. Teilhard s’abstient, le plus souvent, de rappeler ces faits et ces théories, c’est qu’il les suppose connus et qu’il prête à ses lecteurs, trop généreusement parfois, une culture scientifique égale à la sienne.

Source: Les deux clés de Teilhard de Chardin par Thomas Thibert

Planète OCT / NOV 1961.

Amitiés: Claude Sarfati