Première vision: une convergence de spontanéités produit un ensemble organisé. Deuxième point de vue: un tout n’est pas fait d’éléments individuels mais d’une circulation d’informations. Ce n’est pas incompatible avec la pensée bouddhiste que j’aborde maintenant, avec circonspection. Elle ajouterait sans doute que l’apparition de ces ensembles est issue d’une énergie particulière: le désir d’être, ou le désir de vivre, ce qui n’est pas très éloigné du vitalisme de Bergson. L’univers que nous percevons est la création de chaque instant de conscience et se détruit à l’instant suivant (ou peut-être en même temps, au même instant, mais passons…). C’est ce qu’on appelle, chez les bouddhistes, « l’impermanence« . On ne peut pas dire qu’il s’agit d’une illusion, car les choses apparaissent véritablement; on ne peut pas non plus affirmer qu’elles sont réelles – disons « constantes » – car le flux du changement fait qu’aucune chose n’existe en soi, que chacune dépend toujours d’une infinité d’autres choses. Bien entendu, nous n’échappons pas à cette règle, nous ne sommes, ni ne sommes pas. L’essentiel est de reconnaître la source – la racine – d’où procède cette douloureuse inconsistance. Cette source est l’ignorance. Seul l’Eveil, « Bodhi » peut y mettre fin.
Ce résumé bouscule assez brutalement les subtilités de la pensée indienne et plus encore le pragmatisme du Chan chinois: » Comment passe-t-on de l’autre côté? » – Réponse: » Qui vous dit qu’il y avait un autre côté? Apprenez donc à utiliser cette impasse ».
En vérité, on ne passe ni ne passe pas. « Il y a », n’importe où, ni maintenant, ni tout à l’heure, ce qui dépasse nos ceci- et – cela. Comment le sait-on? On le sait parce que chaque être sensible est porteur d’une intuition fondamentale. Prajna qui « voit » directement « dans » la nature des choses et de soi- ce qui ne signifie pas du tout qu’elle lui est extérieure, mais au contraire qu’elle se découvre identique à ce qu’elle voit. Je cède la parole à DT Suzuki, dont les « Essais sur le Bouddhisme Zen » sont incontournables.
» Au niveau conceptuel, la Prajna effectue un premier mouvement en allant vers ce qu’elle suppose être son objet. Mais quand elle s’en saisit, ce qui saisit et ce qui est saisi s’unissent; le dualisme cesse, il y a cet état d’identité qu’on appelle l’Eveil. (…). Cette expérience peut se décrire ainsi: la Prajna commence par se diviser et se contredire dans un effort pour se percevoir elle-même; elle se trouve alors dans un état de dualité, puisqu’elle se représente un but qu’il lui faudrait atteindre, distinguant de ce fait un sujet et un objet, ceci et cela, ce qui voit et ce qui est vu. Lorsqu’elle parvient à se saisir elle-même, cette dualité disparaît, , la Prajna n’est autre que l’Eveil et l’Eveil est la Prajna ».
Cette vision absolue est complètement inversée par rapport aux précédentes. Elle ne comporte aucune perspective évolutionniste ou spiritualiste. La Prajna ne peut être conçue comme « émergeant » de la matière, mais elle n’y « descend » pas non plus. On devrait s’arrêter là et se mettre au travail. Heureusement pour nous, les approches proposées par le Bouddhisme sont diverses sans s’exclure mutuellement, puisque de toutes façons, il ne s’agit que de « moyens habiles » pour nous amener à voir par nous-mêmes. La Prajna est également décrite comme une faculté » à la fois intellectuelle et spirituelle », principe agissant de toutes les opérations de conscience. Elle peut donc être assimilée, entre autres, à l’intuition des psychologues. Aux plans philosophique et moral, elle correspond à une « sagesse » relative qui nous permet au moins de regarder dans la bonne direction et que l’on peut acquérir et développer. ( C’est ce qui nous intéresse ici…). Enfin, lorsque le dualisme cesse par une sorte de retournement subit, elle est « l’Eveil ». Mais comment ne pas penser que ce terme n’a plus guère de sens à l’instant où s’impose l’identité du sujet et de l’objet? Qui peut alors se dire « éveillé »? Qui peut affirmer que nous ne le sommes pas? Lorsque » l’intérieur et l’extérieur coïncident » dans une même transparence, qu’ya-t-il à rejeter? La Prajna originelle sera aussi la sagesse, la compréhension intellectuelle et jusqu’à l’intuition non mentale des êtres les plus simples.
Editions: R2N IMPRESSION
Amitiés
Claude Sarfati