Arnaud Desjardins et Gurdjieff

Gurdjieff

Ici, Arnaud Desjardins évoque George Ivanovitch Gurdjieff (1866 ou 1872-1949) qui est certainement pour ceux qui connaissent bien la spiritualité contemporaine un des grands maîtres spirituels de la première moitié du XXe siècle.

Il m’a semblé important de vous le présenter:

Monsieur Gurdjieff

Il est rare qu’apparaissent à notre époque – où ils courent le risque d’être confondus avec certains mystificateurs – des personnages qui nous fassent toucher du doigt de façon inquiétante ce à quoi s’est réduit, métaphysiquement parlant, l’existence de la grande majorité des gens.

A cette catégorie appartient, sans l’ombre d’un doute, le mystérieux Monsieur Gurdjieff, à savoir Gerogej Ivanovitch Gurdjieff. Le souvenir de sa présence et de l’influence qu’il exerça est encore vif, bien qu’il soit mort depuis de nombreuses années, comme en témoignent les ouvrages qui lui ont été consacrés et même les romans où il figure sous un autre nom. Louis Pauwels, l’auteur du Matin des magiciens, a pu écrire un volume de plus de cinq cents pages, qui a fait l’objet de deux éditions successives, où il a recueilli un grand nombre de documents – articles, lettres, souvenirs, témoignages – le concernant. De fait, l’influence de Gurdjieff s’étendit aux milieux les plus divers: le philosophe Ouspensky (qui, á partir de sa doctrine, écrivit un ouvrage intitulé Fragments d’un enseignement inconnu, ainsi qu’un autre, L’évolution possible de l’homme, dont une traduction italienne est annoncée), les romanciers A. Huxley et A. Koestler, l’architecte fonctionnaliste Frank Lloyd Wright, J.-B. Bennet, disciple d’Einstein, le docteur Wakey, l’un des plus grands chirurgiens new-yorkais, Georgette Leblanc, J. Sharp, fondateur de la revue The New Statesman: tous eurent avec Gurdjieff des contacts qui laissèrent des traces.

Notre personnage apparut pour la première fois à Saint-Pétersbourg, peu avant la Révolution d’Octobre. On ne sait pas grand chose de ce qu’il fit avant: lui-même se bornait à dire qu’il avait voyagé en Orient à la recherche des communautés qui gardaient en dépôt les restes d’un savoir transcendant. Mais il semblerait qu’il ait été également le principal agent tsariste au Tibet, qu’il avait quitté pour se retirer dans le Caucase où il fut, étant enfant, le condisciple de Staline. En France, et ensuite à Berlin, en Angleterre et aux États-Unis, il s’était consacré à l’organisation de cercles qui suivaient ses enseignements, cercles intitulés groupes de travail. Un éditeur français qui se retirait des affaires lui offrit en 1922 la possibilité de faire du château d’Avon, près de Fontainebleau, sa centrale où, dans un premier temps, il créa quelque chose qui tenait de l’école et de l’ermitage. Parmi les bruits qui circulent à son propos, certains concernent le domaine politique. Gurdjieff aurait eu des contacts avec Karl Haushofer, le fondateur bien connu de la géopolitique, qui occupa une place de premier plan dans le IIIe Reich, et l’on prétend même que ces relations auraient présidé au choix de la croix gammée comme emblème du national-socialisme, dont la rotation s’effectue non pas vers la droite, symbole de la sagesse, mais vers la gauche, symbole de la puissance (comme ce fut effectivement le cas).

Quel message annonçait Gurdjieff ? Un message pour le moins déconcertant. Peu d’hommes existent, peu ont une âme immortelle. Certains d’entre eux possèdent le germe, lequel peut être développé. En règle générale, on ne possède pas un Moi de naissance: il faut l’acquérir. Ceux qui n’y parviennent pas se dissolvent à leur mort. Une infime partie d’entre eux sont parvenus avoir une âme. L’homme de la rue n’est qu’une simple machine. Il vit à l’état de sommeil, comme hypnotisé. Il croit agir, penser, alors qu’il est agi. Ce sont des impulsions, des réflexes, des influences de tous ordres qui agissent en lui. Il n’a pas d’être. Les manières de Gurdjieff n’avaient rien de délicat: « Vous pas comprendre, vous idiot complet, vous merdité », disait-il souvent dans son mauvais français à ceux qui l’approchaient. De Katherine Mansfield, morte lors d’un séjour dans son ermitage d’Avon en quête de la voie, Gurdjieff déclara: « Moi pas connaître », voulant signifier par là que la mort n’était rien, qu’elle n’existe pas.

La vie ordinaire est celle d’un individu continuellement aspiré, ou « sucé », enseignait Gurdjieff. « Je suis aspiré par mes pensées, par mes souvenirs, mes désirs, mes sensations. Par le beefsteak que je mange, la cigarette que je fume, l’amour que je fais, le beau temps, la pluie, cet arbre, cette voiture qui passe, ce livre. » Il s’agit de reágir. De s’éveiller. Alors naîtra un « Moi » qui, jusque-là, n’existais pas. Alors il apprendra à être, à être dans tout ce qu’il fait et ce qu’il ressent, au lieu de ne représenter que l’ombre de lui-même. Gurdjieff appelait « pensée réelle », « sensations réelle », etc., ce qui se manifeste selon cette dimension existentielle absolument nouvelle que la majorité des gens ne peuvent même pas imaginer. Et il distinguait également chez chacun l’essence de la personne. L’essence constitue sa qualité authentique, tandis que la personne n’est que l’individu social, construit de toutes pièces, et extérieur. Ces deux éléments ne coïncident pas: on rencontre des gens dont la personne est développée alors que leur essence est nulle ou atrophiée – et vice versa. Dans notre monde, le premier cas prévaudrait: celui d’hommes et de femmes dont la personne est exacerbée jusqu’à la démesure mais dont l’essence est à l’état infantile – quand elle n’est pas totalement absente.

Ce n’est pas le lieu ici d’évoquer les procédés indiqués par Gurdjieff pour s’éveiller pour s’ancrer en l’essence, pour se créer un être. Quoi qu’il en soit, le point de départ serait la reconnaissance pratique, expérimentale, de sa propre inexistence, cet état quasiment somnambulique, le fait d’être sucé par les choses, par nos pensées et nos émotions. C’est également à cela que servait la méthode du désordre: mettre sans dessus dessous la machine que l’on est pour prendre conscience du vide qu’elle cache. Il ne faut pas s’étonner si certains de ceux qui ont suivi Gurdjieff dans cette voie sont allés au devant de crises extrêmement graves, bouleversant leur équilibre mental au point de prendre la fuite ou de se rappeler avec terreur de pareilles expériences où ils avaient eu quasiment l’impression de vivre la mort. Quant à ceux qui ont résisté à l’épreuve et persisté dans le travail sur soi auprès de Gurdjieff, ils parlent d’un incomparable sentiment de sécurité et d’un nouveau sens donné à leur existence.
Il semblerait que Gurdjieff exerçait sur quiconque l’approchait, de façon presque automatique et sans qu’il le veuille, une influence qui pouvait avoir des effects positifs ou délétères selon les cas. Il est hors de doute qu’il possédait quelques facultés supranormales. Ouspensky raconte qu’en recourant à une science apprise en Orient, et dont en Occident on ne connaît qu’une partie insignifiante sous le nom d’hypnotisme, Gurdjieff pouvait, grâce à certaines expériences, séparer l’essence de la personne chez un individu donné – faisant éventuellement apparaître l’enfant ou l’idiot qui se cachait derrière quelqu’un d’évolué et de cultivé ou, inversement, une essence très différenciée en dépit de l’inexistence de manifestations extérieures.

Parmi les témoignages recueillis par Pauwels, il en est un particulièrement piquant relatif au pouvoir, attribué également en Orient à certains yogis (et évoqué par un auteur aussi digne de foi que Sir John Woodroffe), de rappeler la femme à la femme. Celui qui rapporte l’anecdote se trouvait á New York, dans un restaurant, en compagnie d’une jeune femme écrivain très sûre d’elle-même à laquelle il montra le fameux Gurdjieff, assis á une table voisine. La jeune femme le dévisagea avec un air de supériorité affiché mais, quelque temps après, elle se mit à pâlir et sembla sur le point de défaillir. Ceci ne manque pas d’étonner son compagnon, qui n’était pas sans connaître sa grande maîtrise d’elle-même. Plus tard, elle lui avoua ceci: « C’est ignoble! J’ai regardé cet homme et il a surpris mon regard. Il m’a alors dévisagé froidement et, à ce moment-là, je me suis sentie fouaillée intimement avec une telle précision que j’ai éprouvé l’orgasme! »

Gurdjieff se contentait de quelques heures de sommeil: on l’appelait celui qui ne dort pas. Il alternait un mode de vie quasiment spartiate avec des banquets d’une opulence russo-orientale disparue depuis longtemps. En 1934, il fut victime d’un accident d’automobile très grave: il resta trois jours dans le coma mais reprit connaissance aussitôt et parut avoir rajeuni, comme si le choc physique, au lieu de léser son organisme, l’avait galvanisé. De nombreuses choses de ce genre se racontent sur son compte: nous en avons nous-mêmes entendues directement, par la voix de quelqu’un qui fut un de ses proches et dirigea au Mexique un des groupes de travail évoqués plus haut. Bien entendu, un processus de mythification est inévitable dans des cas de ce genre, et il n’est pas aisé de démêler la réalité de l’imaginaire. Gurdjieff n’a quasiment rien laissé comme écrits et ce qu’il a publié est d’une qualité assez médiocre, mais il est extrêmement fréquent que celui qui est quelqu’un n’ait ni les qualités ni la préparation pour être écrivain: il donne un enseignement direct et exerce une influence. Comme nous l’avons dit, à part le recueil de témoignages publié par Pauwels sous le titre Monsieur Gurdjieff, il revint à Ouspensky d’écrire sur ses enseignements.

Gurdjieff mourut à l’âge de soixante douze ans, en pleine possession de tous ses moyens et en disant ironiquement à ceux de ses disciples qui l’assistaient: « Je vous laisse dans de beaux draps! » Aujourd’hui encore, il ne cesse pas d’être cité et, comme on l’a dit, ici et là en Angleterre, en France et en Afrique du Sud, les restes des groupes qui s’étaient constitués sous son influence subsistent.

Par Julius Evola (publié une première fois dans: Roma, 16 avril 1972; première publication de cette traduction française par Gérard Boulanger: L’age d’or, printemps 1987)

Bonne lecture, bonne écoute, bon dimanche: Claude Sarfati